Ils ne sortent plus de leurs fermes avec des fourches et des faux, comme au Moyen Age. Mais quand le grondement de leurs tracteurs, leurs nouveaux outils de travail, s’élève sur les autoroutes et dans les villes, les gouvernements arrêtent leur respiration. Ils ne représentent que 1 à 2 % de la population mais suscitent une sympathie et une solidarité majoritaire dans la société.

La colère agricole, commencée en Allemagne en décembre, s’est propagée comme une traînée de poudre, et elle s’est ‘viralisée’ dans de nombreux pays européens. C’est en France et en Belgique que les actions de blocages ont été plus généralisées et les plus dures. Les agriculteurs ont vite compris qu’il fallait viser les grands ensembles économiques pour mettre la pression sur les gouvernements et sur l’Union Européenne. À part les autoroutes se sont surtout les centres logistiques, les grands centres de distribution et les ports qui ont été bloqués efficacement. Voilà une leçon importante pour le mouvement syndical belge et français. Les manifestations routinières d’un point X à un point Y sont totalement inoffensives. Pour gagner il faut bloquer les grandes artères économiques d’un pays. C’est ce qui a poussé les gouvernements et l’Union Européenne à faire des concessions et lâcher des millions d’euros.

Détresse paysanne

Le constat est flagrant : le capitalisme est incapable de garantir un niveau de vie digne aux travailleurs. C’est le cas bien sûr pour les agriculteurs, mais également pour le personnel hospitalier et la distribution alimentaire également. Tous sont méprisés et sous rémunérés par ce système, alors qu’ils nous nourrissent et nous soignent, des services essentiels à la collectivité.

Les conditions de travail et de vie des agriculteurs se dégradent depuis des années. En France, un quart des agriculteurs vit sous le seuil de la pauvreté. Tous les deux jours un agriculteur se suicide. La surmortalité dû au suicide de 30% par rapport au reste de la population. Ce désespoir touche surtout les petits exploitants et ceux qui travaillent seuls. Les dettes auprès des banques les étranglent également.

Au centre de l’effervescence paysanne se trouve le revenu paysan. La pauvreté des agriculteurs n’est pas un mythe. « Je gagne au plus 4 euros l’heure avec tout le travail que j’investis dans la ferme », témoigne un agriculteur au rassemblement devant le parlement européen. Beaucoup d’entre eux sont exposés à des produits nocifs pour la santé, maintenant ils se plaignent de charges administratives trop lourdes, qu’en sera-t-il demain ?

La vague d’expropriation de terres agricoles, accélérée depuis la crise financière de 2008, pousse les petits et moyens exploitants vers la porte de sortie. La concentration de terres agricoles en Europe est comparable à celle du Brésil et des Philippines. 60 à 70 % des terres sont maintenant aux mains des grands propriétaires. Ces propriétés sont parfois des grandes fermes, mais de plus en plus souvent des entreprises de l’agro-alimentaire et des banques et compagnies d’assurances. Ces dernières achètent des terres pour ‘diversifier’ leur ‘portefeuille’. Parfois les petits agriculteurs continuent à travailler sur ces terres qui ne leur appartiennent plus. « Nous retournons vers le Moyen Age » constate un agriculteur « avec des seigneurs féodaux et des vassaux ». (1)

Et tandis que le gouvernement français et la droite essayent pitoyablement de pointer du doigts les écologistes qui prônent une agriculture davantage soutenable, les vrais responsables de cette hécatombe dorment sur leurs deux oreilles.

Le monde agricole malade du capitalisme

Ces responsables ce sont bien évidemment les bourgeois de l’agrobusiness, de l’agro-industrie, de la grande distribution et des banques et ceux qu’ils ont réussi à emmener avec eux vers cette fuite en avant qu’est le modèle agricole capitaliste, hyper-polluant, usant les sols jusqu’à la moelle toujours plus rapidement.

Le mouvement des agriculteurs est très puissant, mais il est également très divisé dans ses revendications. En effet, il est représenté par des syndicats dont les dirigeants n’ont pas les mêmes intérêts que ceux de la majorité de leurs membres.

Un mouvement peu homogène

En France la FNSEA et en Belgique le Boerenbond et la Fédération Wallonne des Agriculteurs sont les plus gros syndicats mais dont les représentants, interlocuteurs privilégiés des gouvernements capitalistes d’Europe, sont tous des businessmen à la tête de grands groupes qui se sont enrichis en promouvant le modèle de l’agriculture intensive et ses – nombreux – pesticides et autres produits cancérogènes. Le gouvernement français vient d’ailleurs de céder devant la FNSEA et de réutiliser les néonicotinoïdes (2). Le patron de la FNSEA est un ultra-riche à la tête entre autres des entreprises Lesieur et Puget qui brassent des milliards chaque année.  Le monde agricole est un monde socialement très hétérogène. Cela veut dire qu’il est composé de classes sociales différentes.  Des petits exploitants côtoient les grands propriétaires, des paysans pauvres protestent ainsi avec des millionnaires.

De l’autre côté de l’éventail des syndicats d’agriculteurs nous trouvons la Confédération Paysanne en France et la FUGEA en Belgique, deux syndicats promouvant une agriculture plus durable et responsable dont les adhérents sont parmi les plus touchés par les problèmes que pose le modèle capitaliste agricole. Ces agriculteurs privilégient généralement le bio, le durable et l’éthique, etc. sur la soif de profit. On peut dire que ces syndicats représentent l’aile gauche du mouvement actuel.

Entre faux débats et tentatives de récupération

Les gros bonnets du secteur agricole sont totalement débordés par ce mouvement, et s’efforcent de le contrôler et de l’instrumentaliser à leurs propres fins.

Ils peuvent ainsi plaider tantôt pour un relâchement des normes environnementales dans leur pays pour faciliter leurs exportations et « faire face à la concurrence », ou tantôt aller directement importer des pesticides, OGMs, des engrais, de la main d’œuvre, … là où ils les trouveront au moins cher sur le marché mondial.

Qu’ils s’agissent de protectionnisme ou de davantage de libéralisation, ces grands groupes en ressortent à chaque fois gagnants, au détriment bien sûr de leurs concurrents plus petits.

Ainsi, les ennemis des uns sont à la tête du mouvement des autres, et ne sont rien d’autres que les amis des ennemis du petit et moyen paysan : le gouvernement et ses créanciers capitalistes.

Comme bien souvent lors d’un mouvement social qui a à sa tête les mauvaises personnes, le débat qui se pose n’est pas alors bon du tout.

On veut nous faire croire qu’il s’agit d’un choix entre libre-échange ou protectionnisme du marché national. Mais que ce modèle soit le belge ou le français ou autre, il repose toujours sur le même système exploiteur dont le marché est, en sus, complètement dominé et orienté par les entreprises les plus puissantes. Elles seules arrivent à s’y retrouver, en écrasant la concurrence et en asphyxiant les plus petits qu’elles, peu importe le lieu ou l’heure.

D’autres grands groupes portent également une lourde responsabilité dans le pourquoi de la colère des agriculteurs. Il s’agit bien sûr des centrales d’achats de la grande distribution qui réalisent les plus grandes marges possibles et imaginables au détriment de tous.

Mais cela n’a pas toujours été comme ça, avant la Révolution en Russie, par exemple, les ouvriers se réunissaient eux aussi en centrale d’achat pour peser plus lourds économiquement et pour obtenir des prix plus avantageux auprès des grands propriétaires qui leur vendaient la nourriture. Cela n’était qu’une mesure d’urgence pour faire face à la hausse des prix, en réalité seule une solution structurelle en profondeur qui nécessite la nationalisation sous contrôle démocratique des travailleurs des centrales d’achat, la grande distribution, de l’industrie alimentaire et des banques peut durablement régler ce problème.

La classe des travailleurs doit intervenir dans ce mouvement

En effet, aujourd’hui, du fait de l’absence quasi-totale du mouvement ouvrier organisé dans l’équation, les grands groupes de la distribution (Carrefour, Aldi, Delhaize, Colruyt, …) se regroupent pour acheter la quasi-totalité de la production de lait, de viande, etc. auprès des paysans. Leur imposant au passage des prix de ventes intenables. Ce qui asphyxie encore davantage ces derniers.

Les dirigeants du mouvement ouvrier se contentent de regarder passivement, de commenter en soutenant de loin, au lieu de prendre part activement à la lutte en rappelant par exemple ce que ces grands groupes font également tous les jours à leurs travailleurs, comme chez Delhaize (faut-il le rappeler ?), Aldi ou encore Mestdagh. Les exemples ne manquent malheureusement pas…

Tout le monde voit aussi la gentillesse avec laquelle les autorités capitalistes (police et tribunaux) reçoivent ce mouvement pourtant si dynamique et obstruant. Les raisons en sont simples. D’un côté ils craignent qu’une trop forte répression engendre une réaction de solidarité de la part de la classe ouvrière, et de l’autre ils cherchent à éteindre le mouvement en négociant le plus rapidement possible avec ceux qui le contrôlent actuellement : les capitalistes de l’agrobusiness.

Exit ainsi les revendications alors inaudibles des syndicats plus à gauche comme la Confédération paysanne en France et la FUGEA en Belgique dont les programmes, certes réformistes, remettent en cause la modèle agricole capitaliste.

La FUGEA par exemple refuse explicitement tout ce qui s’oppose à la bonne transition d’un modèle délétère à un modèle plus équitable pour les petits paysans, la biodiversité et le consommateurs-travailleurs : le traité de libre-échange du style Mercosur, absence de régulation des prix, réduction des budgets, augmentation des charges de travail et administratives, …

Ces syndicats constatent également avec effroi la diminution des achats de produits bios, mais à cela, nous, marxistes, ne pouvons nous empêcher de rappeler que les solutions ne peuvent pas venir de changement dans la consommation individuelle, mais qu'elles doivent bien être d’ordre systémique. Et que les crises à répétition du capitalisme, l’inflation, la greedflation, … ne font que précariser et paupériser des couches toujours plus larges de travailleurs qui ne peuvent alors plus bénéficier du « choix » de consommation et qui doivent donc se tourner vers le moins cher pour survivre.

Seul un renversement du capitalisme et l’instauration d’un système socialiste, où les grands groupes privés sont rendus publics et sont démocratiquement par la base de la société et leurs travailleurs, permettra d’à la fois aller vers une transition adéquate, et d’en même temps laisser chacun consommer les bonnes choses que la nature nous prodigue tous les jours dans le respect des producteurs.

Un autre monde est possible, un autre modèle agricole aussi, mais pas sous le capitalisme.

1)https://www.tijd.be/politiek-economie/europa/algemeen/op-de-boerenbetoging-in-brussel-we-gaan-terug-naar-de-middeleeuwen-met-leenheren-en-vazallen/10523635?M_BT=26222218323

2) Classe d’insecticide agissant sur le système nerveux central des insectes. Leur faible biodégradabilité, leur effet toxique persistant et leur diffusion dans la nature (migration dans le sol et les nappes phréatiques) commencent au bout de vingt ans à poser d'importants problèmes d'atteinte à des espèces vivantes qui n'étaient pas ciblées : insectes (abeilles, papillons…), prédateurs d'insectes (oiseaux, souris, taupes, mulots, chauve-souris) et agents fertilisants des sols (vers de terre). Source : Wikipedia.

 

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