[Cette article est le premier d’une série d’articles écrits par des militants du Cercle Marxiste de Louvain-la-Neuve et de Révolution qui analysent la question des politiques identitaires, de l’intersectionnalité et de la lutte contre les oppressions sous différents angles]

« Force est de constater plusieurs choses. Les masses sont pauvres, les masses appartiennent à ce que vous appelez les classes inférieures, et quand je parle des masses, je parle des masses blanches, noires, brunes et jaunes. Force est de constater, aussi, que certaines personnes pensent pouvoir répondre au feu par le feu ; nous disons qu’on élimine mieux le feu avec de l’eau. Nous disons qu’on ne combat pas le racisme par le racisme. Nous allons battre le racisme par la solidarité. Nous disons qu’on ne combat pas le capitalisme avec l’absence de capitalisme noir ; on combat le capitalisme par le socialisme. » Fred Hampton, dirigeant des Black Panthers.

Contrairement à certaines idées reçues, les marxistes considèrent la lutte contre les oppressions comme fondamentale. Cependant, aujourd’hui, on retrouve dans les mouvements de lutte contre les oppressions beaucoup d’idées avec lesquelles les marxistes sont en désaccords. Dans cet article, nous discutons de certains de ces désaccords.

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On entend souvent de la part des défenseurs de l’intersectionnalité et des politiques identitaires que les « non-concernés », c’est-à-dire ceux qui ne subissent pas telle ou telle oppression spécifique, ne peuvent avoir qu’une place d’alliés dans la lutte contre ces oppressions. Être « allié » est une attitude qui consiste à reconnaître qu’on est privilégié, qu’on tire des avantages non-mérités, d’une oppression spécifique, mais qu’on souhaite se joindre à la lutte contre cette oppression. Certains résument cette attitude à la proposition « écouter et se taire ». Dans sa compréhension minimale, cette attitude a au moins deux dimensions. La première consiste à ne pas se mettre en avant lors des moments de lutte, par exemple, ne pas prendre tout l’espace de parole lors des interventions orales en manifestation, ou ne pas aller dans le cortège de tête, ... La seconde consiste à se taire dans les débats organisationnels, et parfois théoriques, sur la question de ces oppressions. Les « concernés » s’organisent comme ils le souhaitent. 

Cette conception pose plusieurs problèmes de manière générale, et plus spécifiquement, pour les marxistes révolutionnaires. Tout d’abord, la conception d’alliance entre « concernés » et « non-concernés » dans la lutte contre l’oppression sur base de la reconnaissance d’un privilège pose question. Comme on l’a déjà mentionné, un privilège est, selon les théories identitaires et intersectionnelles, un avantage non mérité tiré de l’oppression subie par une autre partie de la population. Cela signifie que les « non-concernés », par exemple, les blancs pour le racisme, ont un intérêt objectif, matériel, au système raciste. Par conséquent, l’alliance entre les « concernés » et les « non-concernés » dans la lutte contre une oppression spécifique se base uniquement sur les bons sentiments des « non-concernés ». Or ceci pose un vrai problème pratique pour la lutte contre l’oppression. Comment les « concernés » peuvent-ils avoir confiance en leurs « alliés »si ces derniers sont-là uniquement parce qu’ils sont bons moralement ? Comment s’assurer qu’ils continuent de lutter jusqu’à la victoire ? Il n’y a aucun moyen de savoir jusqu’où ils sont prêts à aller, pour quelles revendications ils sont prêts à se battre, ... On voit de manière très claire ici, l’idéalisme, au sens philosophique, sur lequel se base cette théorie : elle ne tient que sur la moralité des « non-concernés »

Ainsi, les intersectionnels et identitaires politiques les plus cohérents admettent que les « non-concernés » ne sont pas nécessaires à la lutte contre les oppressions, et que, par conséquent, ils n’en veulent pas. Indépendamment de la volonté très progressiste de lutter contre les oppressions, on voit ici à quel point ces théories sont réactionnaires : elles atomisent la classe ouvrière en groupe ayant des intérêts antagonistes. Sur cette base, aucune convergence des luttes n’est possible. Or, pour changer la société, il faut une force sociale capable de renverser le capitalisme et de faire advenir une nouvelle société. Cette force sociale se trouve dans la classe ouvrière, ou le salariat, qui regroupe la majorité de la population. Seul le prolétariat n’a pas d’intérêt objectif au maintien d’un système basé sur l’exploitation et l’oppression. En arrêtant la production, les travailleurs et travailleuses ont le pouvoir d’arrêter toute la société. Nous reviendrons sur cette question dans la suite de l’article.

Cela étant dit, on peut maintenant se demander si de tels privilèges existent. Est-ce que les « non-concernés » ont des intérêts au maintien des oppressions ? Un premier élément de réponse que l’on peut donner c’est de dire qu’au moins certains « non-concernés » y ont un intérêt. En effet, sans base sociale, sans aucun groupe social ayant des intérêts matériels à ces oppressions, elles ne se seraient pas maintenues pendant des siècles ou des millénaires. Cependant, ceci n’est pas suffisant pour dire que l’ensemble des « non-concernés » forme un bloc monolithique et tire profit des oppressions. Une analyse plus approfondie de l’impact qu’ont les oppressions sur ceux qui ne les subissent pas directement est nécessaire. 

Dans cet article, nous analyserons de manière plus concrète l’oppression raciste. Cependant, certains résultats peuvent être généralisés aux autres oppressions, et nous avons abordé, ou nous aborderons, les points spécifiques des autres oppressions dans d’autres articles de Révolution ou de la Tendance Marxiste Internationale.

Quel est l’impact du racisme sur les Blancs ? 

Nous avons déjà abordé la question du racisme dans plusieurs de nos articles (notamment « Les marxistes et la lutte contre le racisme», « Réflexions sur la théorie des privilèges blancs », « Le racisme comme mécanisme de division »). Nous essayerons de ne pas trop nous répéter ici.

Dans une étude menée dans les années 70 dans 48 villes américaines, l’économiste Michael Reich a examiné l’impact des inégalités de revenus entre les Noirs et les Blancs sur les revenus des Blancs. Il montre que plus les inégalités de revenus entre Noirs et Blancs sont grandes, plus les inégalités de revenus entre les Blancs sont grandes. En d’autres termes, le racisme diminue évidemment le salaire des noirs, mais aussi celui des travailleurs blancs et augmente les profits des capitalistes ! 

Et ce résultat est tout à fait compréhensible : la différence de salaire entre noirs et blancs permet aux capitalistes de faire pression sur tous les salaires. De plus, un mouvement ouvrier plus divisé aura plus difficile à revendiquer des augmentations de salaires. Ce résultat, on le voit de manière très claire aujourd’hui avec les travailleurs sans-papiers. Ces derniers sont en général payés bien en-dessous du salaire minimum légal. En utilisant cette différence salariale, les capitalistes font pression sur les salaires des travailleurs qui ont des papiers.

Certaines personnes pourraient rétorquer que si ceci est vrai, ça ne change rien au fait que les travailleurs blancs ont un avantage sur les travailleurs non-blancs dans la concurrence pour un travail, pour un logement, ... Et que, par conséquent, les blancs sont privilégiés par rapport au non-blancs, et ont un intérêt au maintien de l’oppression raciste. Cet argument est critiquable au moins sur deux points : 

Tout d’abord, on peut douter d’un tel argument. Comme pour la question des salaires, il ne consiste qu’à regarder une image figée de la réalité, séparée du reste des phénomènes de la société. C’est vrai qu’aujourd’hui les Blancs trouveront plus facilement un emploi ou un logement que les Noirs, mais il faut de nouveau analyser l’effet du racisme sur les travailleurs blancs. Le marché du travail et la production ne sont pas contrôlés par les travailleurs blancs mais par les patrons. Si un demandeur d’emploi blanc est engagé à la place d’un demandeur noir, le travailleur blanc n’exerce pas son prétendu « privilège ». c’est le patron qui choisi qui est engagé en fonction de son racisme et aussi en fonction d’une politique de division ou les travailleurs sont mis en concurrence (jeunes contre moins jeunes, valides, contre moins valides, hommes contre femmes, etc.). C’est le résultat d’un système qui a intégré le racisme dans ses fondations. La théorie des privilèges attribue un pouvoir aux travailleurs blancs sur les institutions d’Etat, sur les pratiques de recrutement, sur le marché de l’immobilier, etc. qu’ils n’ont pas. Ce sont les capitalistes qui contrôlent tout cela, pas les travailleurs, quelque soit leur couleur. Sans le racisme, on aurait un mouvement ouvrier beaucoup plus fort qui pourrait revendiquer et obtenir une diminution du temps de travail de telle manière que tout le monde ait un travail, la construction massive de logements publics et sociaux, ... et réduire à rien la concurrence. 

Ensuite, et même sans cette remarque, ils nous semblent difficile de catégoriser cet avantage dans la concurrence comme un privilège. Cet avantage ne développe pas des intérêts contradictoires entre les travailleurs noirs et les travailleurs blancs. Tous sont soumis au régime de la concurrence, et par conséquent ont des intérêts communs, comme la diminution du temps de travail par exemple

Et d’ailleurs c’est dans cette concurrence qu’on trouve la base matérielle du racisme, et non pas dans un quelconque privilège des blancs. Engels résume bien ceci dans son livre La situation de la classe laborieuse en Angleterre : 

« La concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne. Cette guerre, guerre pour la vie, pour l’existence, pour tout, et qui peut être, le cas échéant, une guerre à mort, met aux prises non seulement les différentes classes de la société, mais encore les différents membres de ces classes ; chacun barre la route à autrui ; et c’est pourquoi chacun cherche à évincer tous ceux qui se dressent sur son chemin et à prendre leur place. Les travailleurs se font concurrence, comme les bourgeois se font concurrence. Le tisserand qui travaille sur un métier entre en lice contre le tisserand manuel, le tisserand manuel qui est sans travail ou mal payé contre celui qui a du travail ou qui est mieux payé, et il cherche à l’écarter de sa route. Or cette concurrence des travailleurs entre eux est ce que les conditions de vie actuelles ont de pire pour le travailleur, l’arme la plus acérée de la bourgeoisie dans sa lutte contre le prolétariat. D’où les efforts des travailleurs pour supprimer cette concurrence en s’associant ; d’où la rage de la bourgeoisie contre ces associations et ses cris de triomphe à chaque défaite qu’elle leur inflige ». 

C’est sur la base de cette guerre de tous contre tous, qui est la meilleure arme de la bourgeoisie contre le prolétariat, que des préjugés racistes peuvent prendre place dans l’esprit des travailleurs blancs. 

Évidemment, le racisme ne se limite pas à la question des salaires et des logements. La question de la police, par exemple, est aussi centrale. Nous n’aborderons pas cette question en long et en large dans cet article, mais c’est un fait, la police est raciste : contrôle au faciès, violence dans les quartiers majoritairement issus de l’immigration, arrestations abusives, ... 

Cependant, les violences policières envers les non-blancs n’ont pas comme objectif ou comme fonction de protéger un quelconque intérêt blanc. En fait, bien qu’elle le soit de manière disproportionnée avec les non-blancs, la police est violente avec tous les opprimés, quelle que soit leur couleur de peau, et en particulier lorsqu’ils se révoltent. On peut penser aux gilets jaunes, mais aussi à beaucoup de moment de luttes du mouvement ouvrier au cours des siècles passés. En réalité, la police protège les rapports de propriété capitaliste, qui comme on l’a vu, forment la base matérielle du racisme. 

En fait, les institutions capitalistes gèrent, organisent et façonnent le racisme parmi la population et ceci dans le seul intérêt de maintenir les relations sociales, économiques et politiques du capitalisme.

Pour fonctionner le racisme à besoin de convaincre une partie de la classe ouvrière qu’elle a intérêt à maintenir le racisme. La théorie des privilèges n’aide pas dans la tâche de d’arracher les travailleurs au racisme par un combat commun pour des revendications commune contre le capitalisme.

La convergence des luttes, ou l’unité de la classe ouvrière

Comme les marxistes, les intersectionnels expliquent qu’ils souhaitent la convergence des luttes, ou comme on l’appelle, l’unité de la classe ouvrière et de la jeunesse. Si la grande majorité d’entre eux sont probablement honnêtes, la théorie des privilèges ne permet pas cette convergence. Cependant, avant de se questionner sur la manière dont on fait convergence, il faut se demander pourquoi est-ce qu’elle est nécessaire. La réponse est toute trouvée : seule une classe ouvrière unie à la capacité de renverser le capitalisme. Ce n’est pas le travailleur individuel qui est en soi révolutionnaire, ou qui a en lui-même la force de renverser l’ordre dominant, mais la classe ouvrière dans son ensemble. 

Il est plus difficile de lutter contre la bourgeoisie si nous luttons déjà contre nous-même. L’expression « diviser pour mieux régner » trouve parfaitement son sens ici. Le racisme et les autres oppressions sont une entrave à l’unité des travailleurs et à la lutte contre le capitalisme. C’est pour cette raison que sans lutte contre le racisme la lutte contre le capitalisme est vouée à l’échec. Contrairement à une idée fort répandue, pour les marxistes, la lutte contre le racisme ne doit pas attendre le renversement du capital.

Or, la classe ouvrière n’est pas unie de manière automatique. Comme on l’a dit, aujourd’hui, on peut notamment constater des divisions concernant la question du racisme ou du sexisme. Mais en réalité, le problème de l’unité est bien plus large que la question de l’oppression : comment fait-on pour unir des travailleurs venant de branches de production différentes, avec des salaires et des conditions de vie et de travail différentes ? Comment unir les intérêts de travailleurs qui à priori ne viennent pas du même milieu ? Qu’est ce qui unit, par exemple, un travailleur d’usine et un professeur ?

La convergence des luttes ne peut se faire que sur base d’intérêts communs, et donc à travers un programme qui unit les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière et des opprimés. La manière dont on lutte contre les oppressions et le capitalisme, c’est à travers un programme qui permet de mobiliser l’ensemble des opprimés. Ce programme, c’est le programme socialiste révolutionnaire, vu qu’il est le seul à mobiliser les travailleurs en tant que classe.