Voici un témoignage sur les difficultés que rencontrent encore aujourd'hui des femmes qui désirent avorter en Belgique.

La première fois que je suis tombée enceinte j’avais 31 ans, je vivais avec mon partenaire en cohabitation légale, étant opposée à l’institution du mariage, c’était la seule option qui nous permettait un allègement fiscal. Mes cycles menstruels étaient chaotiques depuis toujours, impossible de savoir quand j’ovulais, je réagissais mal à la contraception orale, et connaissant les risques d’embolie et d’AVC de la pilule, j’y étais peu favorable en principe. Nous pratiquions donc le retrait, mais comme tout jeune couple nous étions très actifs sexuellement et fidèles, on laissa tomber le préservatif. Je tombai donc enceinte.

Nous nous étions retrouvés au chômage en même temps mon compagnon et moi près de deux ans auparavant. Il avait retrouvé un emploi comme ouvrier quelques mois avant que je tombe enceinte. Mon compagnon n’étant ni ressortissant belge, ni ressortissant de l’UE, nos allocations plafonnaient à 1000 euros avec le spectre de la régression au-dessus de nos têtes, et nous étions tous les deux à la recherche de n’importe quel emploi qui nous permettrait de vivre avec plus de 300 euros par mois pour TOUTES nos dépenses, notre loyer étant alors de 650 euros pour un studio qui ne pouvait pas accueillir un enfant. Ses parents sont pauvres, les miens pas bien plus riches, tandis que ma mère venait de frôler la mort après avoir vécu une hémorragie cérébrale extrêmement dangereuse. Cerise sur le gâteau, elle venait aussi de perdre son travail. Personne pour nous aider donc.

Je retrouvai un emploi le premier septembre de cette année, un contrat précaire d’un an, avec un salaire de 1000 euros, tandis que lui avait obtenu un CDD renouvelable en tant qu’ouvrier. Il gagnait un peu plus que moi mais dans l’incertitude totale du renouvellement. Je découvris ma grossesse trois jours après avoir commencé ce nouveau job. L’un de mes chefs était une femme. J’espérais de la compassion, du soutien et de la compréhension, je ne les ai pas obtenus. L’autre chef, un homme, ne m’a montré que du mépris.

A ce moment-là je n’avais pas encore pris la ferme décision d’avorter, mon compagnon et moi en discutions encore, c’est lui surtout qui voulait l’enfant, mais il était entendu que la décision finale m’appartenait. Se rendre au travail chaque matin avec des nausées insupportables, avoir faim mais être dégoûtée de tous les aliments, gérer les changements hormonaux tout en devant faire ses preuves dans un nouvel emploi, dans une industrie extrêmement compétitive, et surtout ne pas savoir comment gérer un enfant dans la pauvreté et l’incertitude, j’étais à bout de nerfs. Et depuis que j’avais confié à mes chefs que j’étais enceinte, on me refourguait les tâches les plus subalternes.

Je commençais à haïr cet embryon de 8 semaines en moi. De la haine pure. On faisait une promenade chaque soir avec mon compagnon, je me souviens lui avoir dit « je hais les enfants, je hais la grossesse, je veux juste me débarrasser de ce truc en moi, jamais je n’aurai d’enfant ». Il m’a répondu « ça te passera ». S’ensuivit une violente dispute. Très rapidement ma décision était prise, j’allais me débarrasser de ce truc qui empoisonnait ma vie.

Le lendemain je pris rendez-vous chez mon gynécologue pour l’informer de ma décision. Ça faisait déjà plus de sept jours que je réfléchissais. Apparemment ce n’était pas suffisant, m’informa mon gynéco. La loi impose en Belgique impose qu’à partir du moment où on a pris la décision formelle d’avorter, il faut attendre encore sept jours pour obtenir son IVG. Encore sept jours forcée à porter cet embryon qui je détestais, qui m’épuisait et me rendait malade. Le jour de l’IVG, le gynéco m’a glissé qu’il ne ferait cette intervention qu’une seule fois, et si je retombais enceinte, il refuserait de procéder à un autre avortement. Le lendemain j’étais mise sous pilule, pas le choix. Le gynécologue est décédé quelques années plus tard. Avant que je ne retombe enceinte une deuxième fois.

La seconde fois j’étais sous pilule. Ayant un risque accru d’AVC, les pilules que l’on me prescrit sont plus faibles, sans œstrogènes. Un oubli de plus de 12 heures augmente considérablement le risque de grossesse. Je reprends rendez-vous pour un avortement en milieu hospitalier. C’est trop tard pour la pilule du lendemain, et je n’ai pas envie de faire ça en planning familial sans anesthésie. Heureusement l’IVG est encore remboursée en Belgique. Le jugement moral, lui, n’a pas disparu avec la dépénalisation. De nouveau les 7 jours d’attente obligatoire, avec les mêmes symptômes insupportables – nausées, vomissements, anxiété et dépression, impossible de travailler normalement dans ces conditions, je prends congé, puisque être forcée à attendre une IVG n’est pas reconnu comme maladie. Dans la salle d’attente de l’hôpital je me retrouve entourée de brochures catholiques anti-IVG. Dieu merci je ne suis pas croyante.

Après l’intervention le nouveau gynécologue, plus jeune celui-ci, sur un ton paternaliste me rappelle à l’ordre en m’informant que ‘l’avortement n’est pas un moyen de contraception’ et que je ne peux pas continuer à ‘avorter à l’infini’. Cette fois ce sera le stérilet. Les saignements sont tellement abondants avec le stérilet que je manque de perdre conscience pendant mes règles, les douleurs sont atroces, je le supplie de me le retirer. Je ne suis décidément pas faite pour la contraception et certainement pas pour l’abstinence. Mais je ne veux pas d’enfant. Cette seconde grossesse non désirée me le confirme pour de bon. Je veux consacrer ma vie à autre chose qu’à l’éducation d’un enfant et aux chaînes du mariage bourgeois.

Je découvre alors Alexandra Kollontaï qui a eu l’audace d’« abandonner » mari et enfant pour poursuivre la seule cause en laquelle elle croyait – le communisme. Elle devrait aujourd’hui être une icône pour les féministes de gauche, mais les féministes bourgeoises ont pris le pas, et l’ont instrumentalisée en utilisant uniquement sa lutte pour l’amour libre, lutte qu’elles interprètent à leur sauce bourgeoise, purgée de toute lecture de classe, et vidant entièrement le concept de sa substance marxiste. Elle me redonne confiance en moi, dans un monde qui me juge pour mes avortements « injustifiés » (je ne suis ni malade, le fœtus n’est pas en danger, moi non plus, je n’ai pas été violée, pas d’histoire tragique à invoquer). La lire m’a débarrassée de toute honte ou culpabilité quant à mes avortements. Ce n’est pas rien dans un contexte où même vos plus proches font la moue quand vous dites que vous avortez parce que vous ne voulez pas d’enfant.

Alors quand je retombe enceinte la troisième fois, et cette fois, je l’avoue sans contraception, j’ai la chance d’être dans mon pays natal où la législation est plus progressiste qu’en Belgique : pas de « délai de réflexion », j’obtiens mon IVG en l’espace de douze heures, quel soulagement en comparaison à la torture mentale des sept jours de réflexion et de souffrance physique en Belgique. Malgré cela, la gynécologue qui s’occupe de cette troisième interruption de grossesse ne manque pas de me répéter une bonne demi-douzaine de fois que « quand même à votre âge ce serait bien de le garder, même sans papa ». A mon âge je sais surtout ce que je veux. Mais quand elle dit cela à des patientes 20 ans plus jeunes, on peut parier que celles-ci n’échappent pas à la culpabilité au mieux, à une grossesse non désirée au pire, et cela en dépit d’une législation plus libérale.

Peut-être retomberai-je encore une quatrième fois enceinte dans les prochaines années. J’y pense souvent. J’ose espérer que mon gynécologue ne refusera pas d’opérer une nouvelle IVG, mais je sais que je n’échapperai pas aux discours condescendants et moralisateurs. Et s’il devait refuser il reste toujours (pour le moment) les plannings familiaux, où les conditions sont moins rassurantes psychologiquement. Avorter en milieu hospitalier avec une anesthésie générale est de loin plus facile à porter psychologiquement que l’anesthésie locale en planning familial où vous devez assister en temps réel et en toute conscience à l’extraction de l’embryon.

Certes on peut se consoler en se disant que contrairement aux Etats-Unis l’IVG est toujours partiellement dépénalisée (mais pas légale) en Belgique. C’est une piètre consolation lorsque l’on sait que le délai est de 12 semaines (doit-on rappeler que les semaines de grossesse se calculent à partir des dernières règles et non du rapport sexuel fécondant ?), et que bien des femmes découvrent qu’elles sont enceintes trop tard, ajoutez à cela les 7 jours obligatoires de « réflexion ». Oui, il y a les Pays-Bas où le délai est de 24 semaines. Quelles sont les femmes qui peuvent se payer un voyage aux Pays-Bas pour avorter ? Je doute que ce soient en majorité les femmes de la classe travailleuse.

Pire encore, une précieuse enquête journalistique nous apprenait il y a quelques années que de plus en plus de médecins refusent de pratiquer l’IVG invoquant la clause de conscience. Comme nous l’apprend l’article les groupuscules anti-IVG, calqués sur le modèle pro-life américains sont bien implantés chez nous et pullulent sur internet. Leurs soutiens sont des gens issus de la grande bourgeoisie, de la noblesse, et bien sur des institutions religieuses. Le drame qui vient de s’abattre sur les femmes américaines avec la révocation du droit à l’avortement par la Cour Suprême doit nous faire peur en Europe et en Belgique. Il suffit de lire les réactions abjectes de certains membres du MR. Notamment le bourgmestre de Wezembeek qui s’est dit opposé à l’avortement libre, et partagé une publication digne des pires évangélistes américains écrite par Drieu Godefridi. Tout cela sans la moindre condamnation du président de leur parti, Georges Louis Bouchez.

Plus sournoise mais non moins dangereuse est la réaction de Marie Christine Marghem, toujours du MR, qui refuse d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution.

En temps de crise les droits des travailleurs, mais surtout des travailleuses, sont toujours les premières victimes. Alors que la crise du Covid a renforcé les inégalités entre hommes et femmes, que le chômage a majoritairement touché ces dernières, il n’est pas surprenant que la liberté reproductive soit la prochaine sur la liste. Les prolétaires devront encore grossir les rangs de la main d’œuvre à exploiter, et ce sera aux femmes de fournir cette main d’œuvre. Le retour de bâton viendra aussi dans le domaine de la violence domestique et sexuelle, comme on l’a vu récemment avec l’inaction dans le cas des viols en masse dans les bars à Bruxelles et ailleurs. On nous parle de prise de conscience, d’éducation, de libération de la parole, les bars publient des excuses, on ouvre des enquêtes, on nous promet des « mises à l’agenda politique », mais la drogue du viol prolifère toujours et l’on n’a vu aucune condamnation sérieuse. En France un procureur a été jusqu’à s’en prendre aux victimes qui dénoncent sur les réseaux sociaux.

Dans un contexte où la charge de la grossesse pèse entièrement sur les épaules des femmes (toujours pas de pilule contraceptive pour hommes), où les méthodes contraceptives ne sont pas dénuées de risque, l’avortement devrait être un acte anodin, facile d’accès, entièrement gratuit et libéré de tout stigmate culpabilisateur. Avorter en milieu hospitalier prend une vingtaine de minutes, sous anesthésie générale légère, avec une sortie rapide de l’hôpital, aucun souvenir de l’intervention, peu, si pas du tout, de séquelle psychologique, et un soulagement sans fin quand on ne veut pas d’enfant. Il n’y a aucune raison rationnelle de refuser cela aux femmes. Et non, on ne peut pas non plus attendre l’avènement du communisme pour obtenir le droit fondamental de disposer de notre corps comme on l’entend.

Ce qui vient d’arriver aux Etats-Unis doit servir d’alarme, de surcroît en ces temps de crise économique et sociale sans précédent. Aucune lutte des travailleurs, aucune grève, aucune protestation ne permettra de renverser le capitalisme si cette lutte n’intègre pas pleinement et sincèrement les droits des femmes à disposer de leur corps, sur un pied d’égalité avec les demandes d’émancipation économiques.

Comme le dit Kollontai :  « La classe ouvrière, pour accomplir sa mission sociale, a besoin non d’une esclave impersonnelle dans le mariage, la famille, une esclave qui possède les vertus féminines de la passivité, mais d’une individualité qui se soulève contre tout asservissement, un membre conscient, actif, qui profite pleinement de tous les droits de la collectivité de classe ». S’émanciper de la passivité passera obligatoirement par une autonomie sexuelle et corporelle totale et sans compromis.