Entre les crises politiques et sociales au Venezuela et au Nigeria, l’affaire Ioukos en Russie, les troubles au Moyen Orient et la hausse de la consommation mondiale, il n’est pas facile de démêler les divers facteurs qui contribuent à l’actuelle envolée des cours du pétrole.
Selon l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), la consommation mondiale de pétrole passera de 79,5 millions de barils par jour en 2003 à 81,4 millions en 2004 et atteindra 83,2 millions en 2005. La consommation chinoise a augmenté en 2004 au rythme stupéfiant de 14%.
Pourtant, à en croire certains analystes, le marché serait suffisamment approvisionné, et le niveau des cours résulterait d’un emballement spéculatif alourdissant un « prix économique » se situant entre 25 et 30 dollars. Par « prix économique », il faut entendre un prix acceptable par les pays de l’OCDE.
En dollars constants, c’est-à-dire sans tenir compte de l’inflation, les prix actuels sont néanmoins à peine supérieurs à ceux de 1992, lors de la première guerre du Golfe. Pour être comparables à ceux atteints lors du deuxième choc pétrolier, en 1979, ils devraient dépasser les 80 dollars le baril. Les cours actuels viennent en fait interrompre une période de prix bas. Si bas, d’ailleurs, qu’ils n’ont pas permis à certains pays producteurs de développer ou d’entretenir leurs capacités de production.
Les cours du pétrole sont un facteur important de la conjoncture économique, y compris pour des pays qui, comme la France, prétendent faussement avoir réalisé leur indépendance énergétique. Il est vrai que, depuis le premier choc pétrolier, en 1973-1974, l’« intensité pétrolière » du PIB des pays de l’OCDE a été réduite de moitié. Autrement dit, pour un certain niveau de PIB, ces pays ont besoin de deux fois moins de pétrole. Cela s’explique par le développement de l’énergie nucléaire, le recours à des technologies plus efficientes et l’accroissement du secteur tertiaire, moins consommateur en pétrole. Ainsi, dans les pays développés, la consommation de pétrole tend à se concentrer dans les transports. Par ailleurs, en Europe, la hausse des cours a été compensée par la hausse de l’euro (de 34% en 4 ans), la facture pétrolière étant payée en dollars. A ce stade de l’évolution des cours, l’impact sur le taux de croissance ou sur l’inflation sera donc relativement limité. C’est en fait dans les pays « en voie de développement » que les répercussions se feront le plus durement sentir.
Aux Etats-Unis, en revanche, cette question est au cœur de la campagne électorale. Kerry et Bush ont, à quelques détails près, le même programme : aucune mesure pour réduire le gaspillage d’énergie, projets utopiques de développement de l’éthanol ou de l’hydrogène, et indépendance énergétique vis-à-vis du Moyen Orient. Ce dernier objectif est totalement inaccessible à moyen ou long terme, en raison de la forte concentration des réserves dans cette région. Les deux candidats en sont d’ailleurs pleinement conscients.
L’accès aux réserves et le développement des capacités de production
L’envolée des cours a alimenté un débat sur l’état des réserves. La plus grande opacité règne en effet quant à leur évaluation. Le groupe Royal Dutch Shell a ainsi avoué, en début d’année, avoir surévalué ses réserves de 20%. Certains experts dénoncent une surévaluation de la part des membres les plus importants de l’OPEP, et annoncent un déclin prochain et irréversible de la production mondiale de pétrole.
Au-delà de cette controverse sur les réserves réelles de pétrole, ce qui préoccupe les Etats-Unis est l’accès à ces réserves et le développement des capacités de production. Du Venezuela au Moyen Orient, en passant par l’Afrique de l’Ouest, c’est la sempiternelle question à laquelle l’impérialisme américain tente de trouver une réponse.
De fait, avec un rythme de croissance de la consommation de 2%, il est à prévoir que, vers 2010, la moitié de la consommation mondiale devra être assurée par des réserves qui, à ce jour, ne sont pas encore exploitées. Cela représente des investissements colossaux, sans lesquels une pénurie extrêmement grave risque de survenir.
Ce qui contrarie les Etats Unis, c’est que depuis la vague de nationalisations des années 70, les réserves censées répondre aux besoins de demain sont très largement sous contrôle étatique. Au Venezuela, Chavez s’oppose à la privatisation de la compagnie nationale PDVSA. L’Arabie Saoudite tient les compagnies étrangères éloignées de son pétrole. Même le Koweït — un pays complètement inféodé à l’impérialisme américain — n’a pas consenti, après sa « libération », en 1991, à une privatisation. En fait, pour les principaux pays exportateurs, le pétrole est de très loin le principal produit d’exportation, et il est géré de façon à contribuer durablement au développement de ces pays. Dans un contexte de bas prix, ce qui est investi dans le développement n’est pas disponible pour l’industrie pétrolière. Si les compagnies étaient privatisées, l’ordre des priorités serait inversé. Du fait de leur situation économique précaire, le Nigeria, l’Iran, la Libye et l’Arabie saoudite (entre autres) n’ont ni les moyens ni sans doute la volonté de réaliser de lourds investissements pour exporter un pétrole bon marché.
Dans ce contexte, avec ses 10% des réserves mondiales, l’Irak devenait la cible des ambitions américaines. Toutefois, l’Irak ne peut, avec ses seules ressources technologiques et financières, développer sa production à un niveau satisfaisant pour les intérêts américains. La privatisation de son pétrole et son exploitation par des compagnies américaines est un des objectifs de guerre des Etats-Unis. Plus généralement, il s’agit de briser ou d’affaiblir l’OPEP, cette éternelle ennemie, et son système de quotas.
Cependant, les événements actuels en Irak nous montrent que les objectifs américains ont aussi peu de chance d’y être atteints qu’ils ont pu l’être au Venezuela. Compte tenu de l’évolution de la guerre en Irak, et même en supposant que les Etats-Unis parviennent à s’y maintenir pendant un certain temps, il est douteux qu’ils puissent maîtriser la production pétrolière du pays au point de modifier de manière significative l’offre mondiale. L’Irak ne sera pas la solution aux problèmes énergétiques américains.