« Je voulais réveiller ces femmes de la classe opprimée pour qu’elles ne soient plus simplement l’objet d’un débat parmi les plus fortunés mais qu’elles combattent pour elles-mêmes, méprisant les platitudes, se révoltant contre leur odieuse condition, et réclamant pour elles-mêmes ainsi que pour leur famille le partage total des bénéfices de la civilisation et du progrès. » (Sylvia Pankhurst).

sylvia pankhurst arrest 300x146La vie de Sylvia Pankhurst est riche d’enseignements pour tous les militants du mouvement ouvrier. Si les noms des membres de la famille Pankhurst sont associés au combat pour le droit de vote des femmes, ce qui distingue l’approche de Sylvia Pankhurst de celle de sa mère Emmeline ou de sa sœur Christabel c’est la lutte des classes. Dans les années 1920, à la suite de près de 20 années de combat, on vit ainsi Emmeline Pankhurst se porter candidate aux élections parlementaires pour le parti conservateur, alors que Sylvia Pankhurst devint un des membres fondateurs du parti communiste britannique.

Le germe de cette division était présent dès les premiers jours de l’organisation des suffragettes, l’Union sociale et politique des femmes (Women's Social and Political Union, WSPU). Lancée en 1903 par Emmeline et Christabel Pankhurst (entre autres), la WSPU a d’abord été considérée comme une annexe au mouvement ouvrier pour garantir l’égalité des droits entre femmes et hommes. Mais au début des années 1900, la WSPU acquit une existence indépendante, coupant tout lien avec la classe ouvrière organisée.

La WSPU a sans aucun doute joué un rôle majeur en médiatisant la question du droit de vote des femmes par des manifestations, des emprisonnements et des campagnes parfois violentes. Sylvia Pankhurst, malgré son appartenance à la classe moyenne et une position relativement privilégiée, s’est sentie de plus en plus concernée par la situation des femmes de la classe ouvrière.

Deux ans avant la création de la WSPU, les femmes ouvrières des filatures de coton du Lancashire avaient fait le lien entre le droit de vote et l’abolition des discriminations ainsi que la fin de l’exploitation. Elles déposèrent au Parlement une pétition ayant recueilli 29 000 signatures pour demander un vote sur la question. Les propriétaires des filatures, avec beaucoup d’égards, ne payaient pas aux femmes le salaire correspondant à leur travail pour éviter de « [les] attirer hors du rôle qui est le leur, la gestion du foyer et l’éducation des enfants ».

De plus en plus de femmes participaient aux grèves et aux manifestations contre le chômage et les salaires misérables. En 1904, Sylvia Pankhurst et d’autres organisèrent ainsi une marche pour l’emploi, forte de 1000 personnes, du quartier londonien East End à Westminster.

A cette époque, la passion la plus chère à Sylvia Pankhurst était la peinture. Et peut-être est-ce un voyage dans les villes du Nord en 1907, au cours duquel elle souhaitait peindre la classe ouvrière sur son lieu de travail et dans son quotidien, qui lui fit ramener dans ses bagages l’exploitation industrielle, l’exploitation agricole et le manque d’installations sanitaires allant de pair avec de mauvaises conditions de logement. Cette expérience, couplée à son activité dans l’East End, a mené Sylvia Pankhurst à s’interroger sur la tactique de la WSPU, l’activisme croissant, les jets de pierre et les grèves de la faim. Et ce n’était pas faute de ne pas être prête à endurer une telle épreuve : entre juin 1913 et juin 1914, Sylvia Pankhurst tint 10 grèves de la faim et de la soif.

La classe ouvrière féminine

Ce dont il y avait besoin, selon elle, ce n’était pas « de l’activisme encore plus poussé de la part de quelques-unes, mais un appel fort aux masses à joindre la lutte ». En 1912, elle commença à travailler à temps plein pour le mouvement, abandonnant son art et rejetant les méthodes terroristes des incendies criminels prônées par Christabel Pankhurst en faveur d’un appel plus large et plus confiant aux habitants, plus particulièrement aux femmes, de l’East End londonien. Elle encourageait les gens à prendre part eux-mêmes à des meetings de rues et de marchés plutôt que de venir écouter des orateurs célèbres.

Elle participa ainsi à un meeting de 10 000 personnes à l’Albert Hall, organisé par le quotidien travailliste Daily Herald, pour protester contre le lockout massif décrété à Dublin et contre l’emprisonnement de James Larkin qui avait organisé des grèves. « Les rebelles de l’industrie et du suffrage marchent chaque jour plus unis », commentait alors le Daily Herald.

Ces liens ne passaient pas inaperçus aux yeux des suffragettes gravitant autour de Christabel Pankhurst, qui mettait l’accent sur l’indépendance de la WSPU envers d’autres organisations masculines. Ceci mena finalement en janvier 1914 à la scission entre la fédération East London de la WSPU et la WSPU elle-même, suivie par la création de la Fédération Suffragette de l’Est londonien (East London Federation of Suffragettes, ELFS). Christabel Pankhurst attaqua alors la nouvelle fédération sous prétexte qu’elle possédait une constitution démocratique et reposait trop sur la classe ouvrière féminine : Christabel Pankhurst avançait ainsi que le combat pour le droit de vote des femmes ne devait pas avoir lieu au sein de la WSPU même !

Cette scission reflète une polarisation plus globale de la société britannique de l’époque. Entre 1911 et 1914, chaque section charnière du mouvement ouvrier (dockers, travailleurs des transports, du rail, ingénieurs) était impliquée dans des grèves. Même parmi les membres de la WSPU qui étaient emprisonnées et nourries de force, ce furent les femmes de la classe ouvrière qui endurèrent les pires traitements et les pires conditions.

Il y avait tant de femmes en prison et en grève de la faim que le gouvernement dut introduire en 1913 une loi de relâche pour raisons médicales (qui devint connue sous le nom de loi du « Chat et de la souris », « Cat and Mouse act »), selon laquelle les femmes devaient être relâchées jusqu’à ce qu’elles aillent mieux pour être ensuite de nouveau arrêtées et purger l’entièreté de leur peine.

Sous la ligne éditoriale de Sylvia Pankhurst, l’ELFS publia le « Women’s Dreadnought » (le cuirassé des femmes), dont le premier numéro, sorti en mars 1914, faisait état de 18 meetings organisés par l’ELFS dans l’East End, donnant ainsi une preuve de son dynamisme.

Tout comme le reste du mouvement ouvrier, les organisations de femmes furent perturbées lorsque la Première Guerre mondiale éclata en 1914. Emmeline et Christabel Pankhurst devinrent des supportrices ferventes de l’effort de guerre britannique et suspendirent leurs activités et leur agitation en faveur du vote des femmes jusqu’à ce que la guerre soit finie.

Sylvia Pankhurst, comme beaucoup au sein du mouvement ouvrier, adopta une position pacifiste. Mais elle poursuivit la campagne des suffragettes ainsi que le combat pour l’égalité de salaire en faveur des femmes tout juste intégrées dans les usines pour remplacer les hommes envoyés au front.

La Première Guerre mondiale a empiré la situation des familles de la classe ouvrière de l’East End, dont beaucoup se sont tournées vers l’ELFS pour recevoir de l’aide. L’ELFS essaya de soulager leur détresse en intégrant dans ses revendications l’assistance aux pauvres, en démarrant une fabrique de jouets pour relancer l’emploi, en mettant en place des restaurants à prix coûtant et des « centres de protection maternelle et infantile ».

La guerre et la révolution russe donnèrent une profondeur nouvelle à la vision de Sylvia Pankhurst. En juillet 1917, le « Women’s Dreadnought » devint le « Worker’s Dreadnought » (le cuirassé des travailleurs), organe de la Fédération Socialiste des Travailleurs (Worker’s socialist federation, WSF), et Sylvia Pankhurst se fit fervent soutien de la révolution bolchévique, gagnant ainsi le surnom de « Little Miss Russia » (la petite demoiselle de Russie).

Elle décrivit l’élargissement du droit de vote à certaines femmes de plus de 30 ans comme un droit de vote d’apparat, vu qu’il était limité à des propriétaires, des diplômées d’université, etc. Bien que tout ceci fût vrai, le droit de vote accordé à ces femmes témoignait également de la peur que la classe dirigeante avait des « munitionnettes », de plus en plus actives, et d’une possible alliance entre elles, le mouvement des suffragettes et d’autres travailleurs, pour un renversement du capitalisme.

Après s’être battue pendant des années pour le droit de vote aux élections législatives, Sylvia Pankhurst voyait maintenant le Parlement comme une institution reposant entre les mains de la classe capitaliste, qui devait être abolie, et donc comme une institution à laquelle aucun communiste ne devait participer. Lénine dénonça fermement cette position dans son pamphlet « La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») ».

Guerre et révolution

La question du Parlement et celle de l’affiliation au parti travailliste (Labour) étaient des obstacles majeurs à l’unification de différents groupes communistes en Grande-Bretagne. Sylvia soutenait que le communisme britannique devait « préserver la pureté de sa doctrine… Sa mission [étant] de montrer la voie directe de la révolution ».

Alors que Lénine partageait cette haine du WSF envers les opportunistes parlementaires, il dénonçait le boycott et insistait sur la participation du WSF à tous les combats de la classe ouvrière, pour gagner ainsi sa confiance et guider le mouvement vers un changement socialiste. Il affirmait que ceci, loin de nourrir des illusions dans les politiques réformistes des parlementaires travaillistes, était la seule façon de montrer l’exemple.

Alors qu’elle avait fondé le parti communiste britannique, Sylvia Pankhurst fut plus tard gagnée par le désenchantement et horrifiée par les purges staliniennes et les accusations mensongères portées contre des dirigeants bolchéviques au cours des procès de Moscou de 1930.

Elle consacra ses vingt dernières années à la lutte contre le fascisme et contre l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini. Le journal The New Times and Ethiopia News qu’elle avait lancé en mai 1936 ne se limitait pas à l’Ethiopie mais plaidait également pour un soutien aux républicains espagnols contre Franco. Sylvia Pankhurst mourut en 1960 en Ethiopie, à l’âge de 78 ans.

Son héritage est toujours vivant. Le parcours de Sylvia Pankhurst montre que l’engagement et l’abnégation des femmes au foyer ou travailleuses doivent être reliés au combat de l’ensemble de la classe ouvrière, et que le droit de vote ne pouvait être qu’une première étape pour ouvrir la porte vers le socialisme.

Plus de 50 ans se sont écoulés depuis que les femmes ont gagné le droit de vote en 1928, mais l’exploitation et la misère règnent toujours. Néanmoins, de plus en plus de femmes voient dans les syndicats les défenseurs de leurs intérêts, aux côtés du reste de la classe ouvrière. Si nous voulons construire la société que Sylvia Pankhurst avait envisagée, c’est vers ces groupes de femmes que nous devons nous tourner pour les amener à jouer un rôle actif dans les luttes sociales et politiques.

Cet article date de 1982