Même si l’attention des médias francophones s’en est complètement détournée, la lutte se poursuit chez Ford Genk. Et la résistance des travailleurs prend des formes étonnantes, entre grèves à répétition, création d’un Comité de Grève, diminution des cadences de travail et instauration de « pauses choco ».

ford genk workers.jpgAvanti : Avant d’en venir à l’actualité plus « chaude », je voudrais faire une remarque. Vue de l’extérieur, la lutte à Ford Genk paraît vraiment divisée en deux parties. Une première partie, plutôt « classique » et contrôlée par les syndicats, qui commence le 24 octobre par l’annonce de la fermeture de l’usine fin 2014 et se poursuit par un piquet de grève bloquant l’usine et la production, une manifestation de solidarité de 20.000 personnes le 11 novembre, des négociations « au top niveau » entre la direction et les permanents syndicaux et enfin un référendum destiné à assurer une reprise de la production pendant trois mois. Et puis, depuis l’annonce des résultats de ce référendum le 7 janvier, une nouvelle phase avec des fractures parmi les travailleurs, des actions de grève spontanées, les travailleurs des usines sous-traitantes qui s ‘organisent en Comité d’Action, des directions syndicales contestées par leur base, une combativité plus grande et surtout moins bridée,… Ce changement très net dans la lutte au cours du dernier mois, c’est une illusion d’optique ou une réalité ?

Erik : C’est bien une réalité. Je voudrais encore ajouter à cela un élément marquant de ce dernier mois : une conscience plus aiguë chez les travailleurs des sous-traitants de leur force dans un système de production « just-in-time » et l’effritement du contrôle que le personnel d’encadrement exerçait sur ces mêmes travailleurs. Ceux-ci développent, pour le besoin quotidien de la lutte, des tactiques de contrôle ouvrier sur des aspects de la production, comme les cadences. Les ouvriers de l’usine-mère commencent eux aussi maintenant à découvrir ce pouvoir.

Je pense qu’il s’agit du conflit le plus important en ce moment dans l’industrie et dont les conséquences pour les luttes sociales et les syndicats peuvent être très profondes. C’est un conflit qu’on aurait vraiment tort de sous-estimer.

Avanti : Si nous en revenions au début de cette deuxième phase ouverte par les résultats du référendum ?

Erik : La proposition de la direction Ford, qui prévoit la production de 40.000 voitures en trois mois et est acceptée par les directions syndicales, n’obtient que 54% des voix. Une très grosse minorité la rejette donc et cette minorité est largement majoritaire dans les quatre usines sous-traitantes qui se sentent reléguées au second plan dans les négociations. Les travailleurs de ces usines partent donc en grève dès le lendemain des résultats (8 janvier), une grève ni reconnue ni payée par les syndicats. Fait très rare dans ce genre de luttes, un Comité d’Action se forme, réunissant délégués et militants syndicaux combatifs des quatre usines. C’est lui qui assume la conduite de l’action, organise les piquets,… pendant plus d’une semaine et demie.

Deux faits significatifs marquent cette période. Les ouvriers des sous-traitants ne veulent pas être les oubliés d’un futur plan social. Ils réclament l’égalité de traitement avec les ouvriers de l’usine-mère. Évidemment, la direction de Ford ne veut pas en entendre parler : elle considère que cela lui coûterait trop cher (et pour l’ensemble du patronat, ce serait un précédent fâcheux !). Mais, ce qui est grave, c’est que les permanents syndicaux (et une partie de la délégation de l’usine-mère) sont trop consentants face à cette position. Vendredi 19, les permanents syndicaux sont en réunion fermée. Les délégués des sous-traitants, accompagnés de militants du Comité d’Action s’invitent à celle-ci. Ils veulent obtenir enfin une discussion et dire clairement aux permanents « Travaillez aussi pour nous ». Il n’en faut pas plus pour que la presse annonce une « prise d’otages ». Mais, après trois heures de discussion, parfois houleuse, les permanents peuvent partir. Cet incident révèle au grand jour le fossé grandissant entre les travailleurs des sous-traitants et les dirigeants locaux et nationaux de la centrale des Métallos.

Ensuite, le weekend, le bruit que les huissiers vont débarquer au piquet le lundi pour imposer des astreintes circule avec insistance. Lundi très tôt le matin, le piquet est donc massif, plus de 200 travailleurs y viennent. Un huissier se pointe effectivement pour demander la « libération » des voies et l’enlèvement des obstacles. Il n’est pas seul : il y a quelques agents de police avec lui… et une dizaine de camionnettes de la police fédérale à distance.

Le Comité d’Action choisit de ne pas aller à l’affrontement avec la police, expliquant qu’il « ne veut pas d’un nouveau Zwartberg » (en 1966, la police a tué deux mineurs lors d’une grève, et le souvenir en reste très vivace dans le Limbourg). Les piquets libèrent donc la voie d’accès. Symboliquement, la permanente limbourgeoise de la Centrale Générale, Gaby Jaenen, s’avance et demande à l’huissier une copie du jugement (qu’il s’était courageusement limité à lire à haute voix à distance raisonnable du piquet). L’huissier refuse et impose une amende de 1.000 euros à la permanente. L’action de celle-ci est très appréciée des militants sur place et par beaucoup de syndicalistes en Flandres parce qu’elle contraste fortement avec l’absence des permanents des métallos (auxquels sont affiliés l’ensemble des travailleurs de Ford Genk), ce qui met en lumière les divisions qui grandissent dans la FGTB sur la manière dont le conflit est géré syndicalement.

Avanti : Les astreintes ont-elles un impact sur la grève ?

Erik : Il est fort limité. L’élément déterminant, c’est qu’après une semaine et demie de grève sans salaire ni indemnité, une partie des travailleurs, le couteau sur la gorge, souhaite reprendre le travail mardi 23 janvier. Soucieux de conserver l’unité du mouvement et sachant que la lutte est loin d’être finie, le Comité d’Action décide Intelligemment d’accompagner les travailleurs à l’intérieur pour maintenir la discussion et la mobilisation. Mais bien qu’une partie des ouvriers reprennent le travail et que des employés sont envoyés faire un travail ouvrier, la production ne peut reprendre réellement. La raison en est que les ouvriers veulent obtenir un paiement pour leurs jours de grève, que les directions des quatre usines renâclent. Pendant quelques jours, Il y a donc une nouvelle série d’arrêts de travail, usine par usine. Résultat : par manque de pièces, la production de l’usine-mère se retrouve vite à l’arrêt. La semaine se termine donc de manière très incertaine.

Finalement, à l’intervention du médiateur social, un accord est trouvé pour le paiement des jours non travaillés, mêlant prise de jours de congé, allocation de chômage économique et supplément payé par l’entreprise. Cet accord rebooste le moral des ouvriers des sous-traitants : grâce à cet accord, leurs revenus de janvier sont parfois supérieurs à ceux de décembre (qui avaient été plombés par le chômage économique) ! Mais ce n’est pas qu’un bol d’air financier : c’est surtout le sentiment que leurs actions ont payé.

Mais, la production ayant à peine repris chez les sous-traitants, c’est une partie des ouvriers de l’usine-mère de Ford qui débrayent mardi 29 janvier parce que la pression est trop forte. En effet, pour produire les 1.000 voitures par jour (exigées par l’accord passé avec la direction suite au référendum), il faut bosser à un rythme de forçat. Ce que ne veulent plus supporter des travailleurs qui ne croient plus aux promesses de la direction de Ford et qui n’ont toujours aucune idée de ce que leur avenir sera fait au-delà des trois mois garantis.

En cette fin janvier, Ford est donc à nouveau à l’arrêt. Les piquets réapparaissent devant l’usine-mère et les sous-traitants. Ce n’est pas évident, parce que la division attisée ces dernières semaines par l’attitude des directions syndicales qui laissaient les travailleurs des sous-traitants à l’écart, a laissé des traces. Les ouvriers des sous-traitants ne sont donc pas très chauds au début pour repartir en grève. Mais l’unité se reconstitue rapidement. Ensemble, les piquets bloquent les accès et empêchent les camions de venir chercher le petit nombre de voitures qui ont été produites au cours des derniers jours.

Avanti : Quels enseignements tires-tu de ce mois tout en rebondissements ?


Erik : La première chose à dire est que la situation est très mouvante : un jour, la tonalité semble être au découragement et à la reprise du travail et puis, le lendemain, tout rebascule et la grève reprend. Les rumeurs circulent en tous sens. Ford fait courir le bruit qu’elle pourrait fermer l’usine plus tôt que la fin 2014 à cause des grèves, et il se trouve des délégués syndicaux pour relayer cette rumeur.

Mais il y a une situation de fond qui, elle, ne change pas : les ouvriers se sentent trahis par l’annonce de la fermeture de l’usine alors qu’on leur avait promis que, moyennant une flexibilité accrue et une baisse des salaires, le travail serait garanti jusqu’en 2020. Plus personne ne se sent prêt à travailler comme un forçat dans ces conditions. Mais la perte de confiance et le mécontentement touche aujourd’hui aussi les permanents syndicaux qui appellent à avoir confiance en la direction et à ne pas faire grève pour « ne pas braquer » celle-ci.

C’est chez les sous-traitants que le moral et la combativité sont les plus forts. Ils ont obtenu un paiement pour leurs jours de grève, et ont reçu l’engagement de recevoir un traitement égal à celui des ouvriers de Ford. A court terme, ils se sentent aussi dans une relative position de force : la direction de Ford veut absolument continuer à produire les trois modèles qui ne sont pour le moment fabricables qu’à Genk, parce qu’il y a une demande (des dizaines de milliers de véhicules sont commandés et en attente) et qu’ils en espèrent des bénéfices. Les ouvriers se disent qu’ils tiennent Ford par les couilles.

Ce qui se passe chez ArcelorMittal à Liège frappe aussi les esprits. Si, à Liège, une partie des travailleurs pensent que la manifestation des sidérurgistes à Namur était insuffisante pour faire pression sur la Région wallonne, les images qui sont passées à la TV ont un grand impact à Ford. « Eux au moins, ils font quelque chose pour sauver leur emploi et forcer la Région à intervenir ». Il faut dire qu’en Flandre, le ministre-président Kris Peeters a tenu un langage différent de celui du gouvernement wallon. Dès le début, il a signalé qu’il ne « serait pas le Hugo Chavez des Flandres » et donc qu’il n’interviendrait pas pour trouver une solution industrielle pour Ford. Après la descente des métallos à Namur, l’idée d’une manifestation des Ford à Bruxelles commence à circuler.

Avanti : Comment la direction de Ford réagit-elle face à cette situation ?

Erik : Même si, dans l’usine-mère, la grève n’est pas massive (une partie des ateliers seulement sont en grève ; les autres ouvriers sont passifs ou clairement solidaires), cette fois-ci, la direction de Ford cède beaucoup plus vite. Elle décide de transformer les jours de grève en jours de chômage technique. Et elle propose de ramener l’objectif journalier à 900 voitures. Refusé ! La direction rabaisse alors la barre à 800 (400 pour chaque équipe). Et elle fait une autre concession de taille. Alors que, jusqu’ici, son seul engagement était de produire 40.000 voitures sans rien garantir pour la suite jusqu’à la date annoncée de fermeture fin 2014, cette fois elle promet d’assurer la production de 70.000 voitures supplémentaires jusqu’à la fin juin, de 47.000 jusqu’à la fin 2013 et de 90.000 en 2014.

La proposition est acceptée, les ouvriers reprennent le travail début février mais, dans les faits, il s’avère vite très difficile d’atteindre l’objectif des 800 voitures parce que des actions de grève éclatent à nouveau alors chez les sous-traitants qui négocient en parallèle leur plan social et ne sont pas satisfaits des propositions de Ford. Du coup, les chaînes s’arrêtent régulièrement et c’est l’ensemble de la production qui est grippée et doit s’arrêter.

Avanti : L’incapacité de la direction à reprendre le contrôle de l’entreprise et à obtenir un accord un peu stable est frappante. Comment décrirais-tu l’évolution de la conscience des travailleurs au cours de ces dernières semaines ?

Erik : Le climat dans les cinq usines est complètement transformé. Les mêmes ouvriers qui acceptaient auparavant de travailler comme des forçats pour attendre les objectifs de production ont perdu toute confiance dans la direction et ses promesses. Ils sont bien décidés à ne plus se faire berner. Et cette défiance se traduit aujourd’hui par une grande combativité. Les militants et les délégués de base lancent des actions sans plus attendre le feu vert de leurs directions syndicales. L’initiative vient même parfois de groupes de travailleurs sans que les délégués soient présents.

Ainsi, le 8 février, des ouvriers de CSG, la plus petite des quatre usines de sous-traitance, arrêtent le travail parce qu’ils sont mécontents de l’absence de progrès des négociations. Les six ouvriers de l’équipe du matin s’enferment alors dans le bureau de commande pour empêcher que des employés et des cadres soient envoyés faire le boulot à leur place. Et le pause de l’après-midi poursuit le mouvement. Bloquée à un point névralgique, c’est toute la chaîne de production qui se retrouve à l’arrêt. 12 ouvriers bloquent 5.000 travailleurs !

La semaine suivante, les ouvriers des quatre usines sous-traitantes décident d’introduire une pause de 15 minutes à chaque heure de travail. Ils prennent donc l’initiative de ralentir les cadences de travail sans passer par une concertation ou des négociations avec la direction et le management. Avec un double objectif : mettre plus de pression sur les négociations mais aussi ne plus se tuer au boulot, travailler autrement, déterminer eux-mêmes le rythme de travail. Et il y a maintenant suffisamment de cohésion et de confiance entre les ouvriers des sous-traitants pour que ce genre d’action marche et tienne la distance. Ces « pauses choco », comme ils les ont appelées, sont devenues un symbole. Les ouvriers se sont filmés en train de boire leur choco, puis ils ont placé les photos sur leurs pages facebook (voir photo) et depuis elles n’arrêtent pas de circuler en un grand pied de nez à la direction de Ford.

Autre nouvelle importante : jeudi 14 février, les permanents syndicaux ont quitté les négociations qui se tiennent à propos de l’avenir de l’usine-mère, parce que la direction refuse de verser des primes de départ consistantes. Aussitôt, la chaîne s’arrête. Vendredi matin, elle redémarre, pour s’arrêter à nouveau quelques heures plus tard. Ce jour-là, les travailleurs séquestrent la direction belge de Ford parce qu’elle vient d’annoncer qu’elle refuse de payer les heures non prestées. Finalement, elle doit accepter d’en payer la moitié.

Ensemble avec les ouvriers d’ArcelorMittal, ceux de Ford ont aussi pris la tête de la manifestation contre le blocage des salaires à Bruxelles le jeudi 21 février. Un groupe compact et très combatif de mille personnes a donné le ton au cortège (voir la vidéo ).

Il y a donc maintenant un véritable télescopage de conflits – sur les cadences de travail, sur le paiement des heures de grève, sur les montants des primes, sur le sort particulier des ouvriers des sous-traitants,… - tout cela dans le cadre du conflit global. Un élément résume à lui tout seul la situation chez Ford : depuis le 24 octobre (jour de l’annonce de la fermeture programmée), il n’y a eu qu’UN seul jour où les ouvriers des cinq usines ont atteint le fameux volume de production attendu des 1.000 voitures par jour !

 Source : Avanti4

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