Le 25 et 26 octobre 2018, des coursiers de 12 pays se sont réunis à Bruxelles, représentant 34 organisations, collectifs et syndicats confondus. Ils y ont fondé la Fédération Transnationale des Coursiers, pour mener la lutte à une échelle internationale contre l’exploitation de plateformes telles que Deliveroo, UberEats, Foodora, Glovo, etc.

Deliveroo est actif en Belgique depuis 2015. En 2016, UberEats a commencé son activité dans le pays. Certes, les coursiers existaient déjà avant, mais à une autre échelle: seuls quelques restaurants les employaient. L’entrée en activité de Deliveroo a totalement changé la situation. En 3 ans, le coursier à vélo ou à motocyclette est devenu un phénomène qui s’est généralisé dans les villes. On peut observer un nombre bien plus important de coursiers mais aussi une concentration plus importante de ces travailleurs. Si, par le passé, les coursiers étaient éparpillés dans de petites entreprises ou restaurants qui engageaient leurs propres livreurs, ils sont maintenant pratiquement tous au service d’une multinationale comme Deliveroo ou Uber.

Deliveroo est actif dans 11 villes en Belgique. On estime qu’en 2017, 2000 coursiers roulaient effectivement à un moment donné. Mais comme le temps d’engagement moyen n’est que de deux mois, ce nouveau secteur concernerait environ 10.000 travailleurs au cours d’une année. L’appareil administratif des multinationales de coursiers s’est également fortement développé puisqu’il compte aujourd’hui plus de 100 employés de bureau.

Outre les coursiers utilisés pour transporter les repas, il existe des coursiers pour la poste et le transport de colis. Le plus souvent, ce sont de petites entreprises qui ne sont actives que dans une seule ville ; néanmoins, on assiste là aussi à une tendance à la concentration. La reprise de Bubble Post par Bpost (la poste nationale privatisée) en est un bon exemple.

Cet élargissement incroyable de l’échelle de la profession est un élément important pour les coursiers qui veulent s’organiser. Notre activité est sortie du cadre limité des petites entreprises qui évoluaient dans la niche de l’économie verte, pour s’organiser à une échelle européenne voire mondiale. Ce changement d’échelle permet, entre autres, le développement d’une plus grande conscience de classe en tant que travailleur exploité par une entreprise.

et vieille exploitation

Nous sommes payés à la livraison. Ce qui signifie que nous sommes constamment mis sous pression afin de livrer le maximum de commandes possibles. Le temps d’attente aux restaurants, qui est de plus en plus courant car beaucoup d‘établissements ne peuvent pas suivre le rythme des nombreuses commandes, n’est pas payé.

Les plates-formes organisent le travail de manière à ce que tous les coûts soient transférés aux coursiers. D’abord, nous devons acheter nos propres outils de travail, allant du vélo au sac à dos de la plateforme avec laquelle les repas sont livrés. Nous n'avons pas le statut d'employés, mais nous sommes des (faux) indépendants, ce qui signifie que nous devons faire notre administration nous-mêmes et payer les cotisations de sécurité sociale et les impôts sur un revenu brut peu élevé. Cela signifie également que si nous sommes malades ou blessés, nous n’avons aucun revenu. Si notre vélo est volé, les plateformes nous font savoir qu'elles ne peuvent "malheureusement rien faire". Si nous perdons une jambe dans un accident, la cynique assurance de Deliveroo nous indemnisera de 50 000 euros. En résumé, nous avons tous les inconvénients d’un statut d’indépendant, sans les avantages d’un statut d’employé.

Les informations et les communications se font à sens unique et démontrent un manque total de respect pour les coursiers. Les plaintes ou les commentaires ne peuvent être envoyés que par courrier et ne reçoivent généralement pas de réponse. L’algorithme qui répartit les livraisons entre coursiers est très obscur, ce qui a pour conséquence un manque de contrôle sur nos conditions de travail. Cet été, Deliveroo a mis en place un nouveau système de paiement à distance. Les variables des calculs ne sont pas complètement divulguées. Au début, les revenus par livraison étaient relativement bons et on gagnait environ 15 euros (brut) par heure, en moyenne. Cependant, à partir de septembre 2018, ils ont systématiquement baissé à 12 euros par heure. Bien sûr, nous avons dû en faire l'expérience nous-mêmes, car Deliveroo ne signale pas de telles baisses.

Après les premières grèves, les lieux collectifs où nous nous retrouvions en attendant de nouvelles livraisons ont été supprimés. Tous les efforts sont faits pour atomiser les courriers. Quiconque est connu pour être membre d'un collectif court le risque d'être renvoyé ou «mis hors ligne». Les conditions de travail difficiles génèrent un turn-over important : le coursier ne reste en moyenne que deux mois. Il faut donc un effort continu pour organiser les coursiers.

Le rôle de l’État

La dérégulation statutaire et les conditions de travail auxquelles nous soumettent les «plateformes» font partie d’une offensive plus large, d’une lutte de classe de la part des capitalistes. Le but est, d’une part, de faire baisser drastiquement les coûts pour les entreprises, et, d’autre part, de mettre sous pression les autres emplois et secteurs, couverts par la législation sociale, via la dérégulation que provoque « l’économie participative ».

C’est ainsi qu’en 2015 le gouvernement a introduit la Loi de Croo. Cette loi donne un cadre légal aux méthodes des plateformes, en créant un statut spécial « peer to peer », (P2P, de pair à pair) sous lequel on peut gagner 6100€ par an en travaillant pour les plateformes qui sont acceptées par l’État. Les taxes se font via un système de ratio fixe de 10 %, à payer par le coursier. Dès 2019, il sera même autorisé à ne plus payer ces taxes, ce qui impliquera de ne plus être inscrit à la sécurité sociale. 

Il est tout à fait logique que le gouvernement soutienne ces entreprises. Elles ne font que mettre en œuvre ce que les gouvernements s’efforcent de mettre en place via leurs contre-réformes : la dérégulation du marché du travail, la diminution des coûts salariaux, une durée de travail plus longue ainsi qu’une flexibilité toujours plus grande des travailleurs. 

Si beaucoup de jeunes veulent aujourd’hui travailler pour ces plateformes, ce n’est pas seulement par amour pour le sport ou le vélo. C’est également dû à une situation sociale difficile pour les étudiants, qui doivent travailler pendant l’année pour financer leurs études (21 % des étudiants). La chasse aux chômeurs, ainsi que l’absence d’allocations de chômage pendant un an après les études, accentuent également la pression mise sur un jeune à la recherche d’un emploi. Commencer à travailler pour Deliveroo est aussi très facile ; pour pas mal de jeunes, cela représente un emploi où ils ne sont pas confrontés au racisme ou à la discrimination.


Lutte de l’hiver 2018


L’hiver 2018 a été le témoin d’une lutte intense en Belgique pour les coursiers de Deliveroo. Les coursiers qui roulaient à temps plein étaient inscrits en tant qu’employés de la coopérative Smart. Mais Deliveroo a, tout d’un coup, décidé que tous les coursiers devaient s’inscrire en tant qu’indépendants et ce, dans les deux mois. Cet ultimatum a provoqué une réaction parmi les coursiers qui ont créé un collectif à Bruxelles. Ils ont organisé une grève, réussie, et ont même occupé le siège de Deliveroo pendant 48 heures. Les revendications contre « Slaveroo » étaient très radicales et les actions des coursiers ont fait beaucoup de vagues ; elles ont été largement commentées dans la presse nationale. Leur grève s’est également brièvement étendue à Liège.

Au même moment, des grèves ont explosé chez Ryanair et chez Lidl, révélant au grand jour l’exploitation qui règne dans ces entreprises. Les actions du collectif ont brisé le mythe selon lequel les coursiers de Deliveroo ne faisaient pas partie de la classe salariale et ne dépendaient de personne. Ces actions, la grève, et l’organisation collective, ont démontré que les coursiers sont bien des travailleurs et que « la rue est leur usine », pour reprendre l’expression du blog parisien.


A la suite de cette lutte, le gouvernement fédéral a dû lancer une enquête afin de savoir si nous n’étions pas dans le cas d’un faux statut d’indépendant. Toutefois, nous devons encore voir le résultat de cette enquête. En effet, comme dit précédemment, l’Etat encourage activement les entreprises de plateformes et ce modèle économique. C’est uniquement grâce à un mouvement radical de lutte de la part des coursiers que cette enquête a pu débuter.

La lutte se prépare

En ce moment, une nouvelle vague de lutte se prépare, ou est déjà en cours comme à Paris. En Belgique, le Collectif des Coursiers n’est plus seulement actif à Bruxelles, mais aussi à Gand, et est en contact avec des coursiers liégeois. Au début, les coursiers sont souvent peu critiques envers les plateformes. A travers leur discours «cool » (mais vague et abstrait) et leur culture d’entreprise prononcée, les plateformes manipulent leurs jeunes employés qui n’ont que peu d’expérience dans le monde du travail. Mais, inévitablement, cette image est, après un certain temps, dépassée par la réalité : on se fait exploiter jusqu’à la moelle. Cette conclusion se répand d’autant plus vite quand les coursiers s’organisent, mettant ainsi fin à leur atomisation entretenue par les plateformes.

La forme organisationnelle du collectif est populaire car plus proche des coursiers eux-mêmes, dans un secteur où les syndicats ne sont pas (encore) reconnus. Cela permet aux coursiers de s’organiser, indépendamment de leur position initiale envers les syndicats. Des coursiers syndiqués chez différents syndicats peuvent ainsi se trouver plus facilement. Les collectifs sont l’expression du fait que les coursiers organisés veulent s’impliquer et prendre des décisions lors des assemblées générales.

Bien qu’il y ait des tendances antisyndicales parmi quelques collectifs ou chez des coursiers individuels, les organisations de coursiers les plus redoutables sont organisées par des syndicats (en Grande Bretagne par le IWGB et le IWW, les collectif bordelais ont consciemment et collectivement adhérés à la CGT, etc.) ou avec les syndicats (CLAP et le collectif belge ).

En Belgique, le syndicat socialiste du secteur du transport (UBT) organise les coursiers, comme le fait la CSC (Transcom et CNE). Ce lien avec les syndicats est important. Ce sont les plus grandes organisations de la classe salariale et ils rendent possible la solidarité entre les différents secteurs. Les coursiers y ont un rôle à jouer : leur lutte peut encourager la classe entière. Et inversement, les secteurs qui ont de meilleurs rapports de force envers les patrons peuvent soutenir la lutte des coursiers.

Les rares cas de tensions entre les coursiers et les syndicats sont survenus lorsqu'un syndicat a négocié avec les plateformes en dehors de ce que revendiquent les coursiers. Ce fut le cas de la CGIL en Italie, et cela a suscité une méfiance envers le syndicat. Les militants syndicaux qui comptent sur l’initiative et les capacités de combat des coursiers ne se retrouveront jamais dans une telle situation. Comme le rappelle Trotsky : « Le mouvement ouvrier n'a pas un caractère régulier et égal, mais fiévreux et explosif. Les mots d'ordre, de même que les formes d'organisation, doivent être subordonnés à ce caractère du mouvement. Rejetant la routine comme la peste, la direction doit prêter attentivement l'oreille à l'initiative des masses elles-mêmes. » (Programme de transition, 1938)