Il y a quelques semaines, plusieurs juristes jetaient un pavé dans la mare syndicale et juridique en expliquant, qu’à l’instar de la France, il existe bel et bien un droit de retrait en cas de  « danger grave et immédiat » en Belgique (1). Des responsables syndicaux (2) ont alors déclaré que c'était une annonce prématurée et qu'il fallait (attendre !?) une loi pour encadrer ce droit.

Cet argument ne tient pas : dans l’histoire sociale, de nombreux droits sociaux ont été précédés de l'action des travailleurs et mis en œuvre bien avant d’être intégrés dans un corpus législatif. Par exemple, les travailleurs n'ont pas attendu le droit de grève pour… faire grève. Les travailleurs de la STIB ont bien compris ce qu'il fallait faire : appliquer le droit de retrait et refuser collectivement de travailler quand leur santé est en danger. C’est ce qu’ils ont fait massivement au début de la nouvelle phase de déconfinement en invoquant le fameux  « droit de retrait », repris dans le Code du bien-être de 1996.

Test grandeur nature pour « le droit retrait »

Ce droit prévoit qu’« un travailleur qui, en cas de danger grave et immédiat et qui ne peut être évité, s’éloigne de son poste de travail ou d’une zone dangereuse ne peut en subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées ». Totalement insatisfaits de l’accord de reprise conclu entre leurs syndicats et la direction de la STIB, les chauffeurs ont refusé, en application du droit de retrait, de monter dans leur bus ou leur tram. Cette action, qui a duré une semaine, a sérieusement secoué la société de transports publics. Le mouvement des chauffeurs est vraiment exemplaire. Ce n’est pas un mouvement strictement syndical mais un mouvement social et politique dans la mesure où il pose la santé des travailleurs comme prioritaire face à la rentabilité d’une entreprise. Certains y voient le résultat de meneurs « anarchistes » (3), d’autres y découvrent le long bras du PTB. (4) Les « agitateurs externes » sont un vieil épouvantail agité par ceux qui veulent discréditer les travailleurs en lutte.

Syndicats : cogestion ou contrôle ouvrier ?

L’action a surtout secoué les organisations syndicales et de nombreux militants, bien au-delà de la STIB. De façon  « spectaculaire », les travailleurs de la STIB ont attiré l’attention des médias, du monde politique et des autres travailleurs sur l’existence de ce droit de retrait. Ils ont aussi montré comment il fallait en faire usage : collectivement et avec l’objectif de changer les conditions de reprise du travail. Une autre question a été soulevée par l’action des « Stibards » : comment se fait-il que les trois organisations syndicales aient pu signer un accord sur la reprise qui a ensuite été si fortement et massivement rejeté par les chauffeurs ? Comment se fait-il que leurs délégués, à quelques exceptions près, n’aient pas soutenu les chauffeurs ?

Cela s’explique par une vision erronée du syndicalisme, une vision qui envisage le rapport du syndicat avec la direction comme une sorte de « cogestion », c'est-à-dire, une approche qui rend l’organisation syndicale co-responsable des intérêts de l’entreprise. Même dans une entreprise publique, la cogestion est un piège pour les travailleurs et leurs organisations, qui sont alors prises en remorque par les directions et leur stratégie de rentabilité. Car dans une société capitaliste, même une entreprise publique fonctionne comme une entreprise capitaliste. Dans ce cas, les responsables syndicaux agissent et pensent en tant qu’administrateurs de l’entreprise, et moins - ou pas du tout - en tant que représentants des travailleurs. Cette vision est à l’opposé du syndicalisme de « contrôle ouvrier ». Par la stratégie de « contrôle ouvrier » on entend un syndicalisme qui ne s’imagine pas « co-administrateur » de l’entreprise mais uniquement représentant et défenseur des intérêts des travailleurs. Cela implique le refus d’être intégré à la logique patronale publique ou privée. De toute évidence, les directions des syndicats à la STIB ont fait le choix de la cogestion. Comment expliquer autrement ce commentaire de Mohsine Rachik, permanent CGSP à la STIB à propos de l’action des chauffeurs : « Nous avons conclu un accord en front commun avec la direction et nous avons fait le maximum en écoutant les conducteurs, en mettant toutes les mesures de distanciation sociale en place et en mettant les désinfectants à leur disposition. La vente de tickets est toujours interdite à bord des véhicules et les postes de conduite sont isolés et la montée à l’avant est aussi interdite. Donc nous les avons entendus et nous les comprenons, mais syndicalement on ne peut pas les soutenir ». (5)

Insuffler la démocratie dans les syndicats

Comment se fait-il qu’une organisation syndicale prétende avoir « entendu et compris » les travailleurs mais décide de ne pas les appuyer ? Le syndicat est supposé appartenir aux affiliés et non aux permanents. Si le syndicat n’est pas la propriété des travailleurs, il est la propriété de quelqu’un d’autre avec des intérêts différents. Pour changer cela, il est grand temps d’insuffler de la démocratie dans les organisations syndicales de la STIB. Dorénavant, un accord de ce type devrait être débattu et voté en assemblée générale avant d’être signé par les responsables syndicaux. C’est le premier pas vers un syndicalisme démocratique et participatif.

Suite à ce mouvement, un Collectif des chauffeurs s’est constitué. Il a rédigé une lettre adressée aux responsables politiques de la région. 500 chauffeurs l’ont déjà signée. Depuis lors, ce collectif regroupe près de 1000 chauffeurs. Voilà un bel outil pour démocratiser les syndicats et les extirper du marécage de la cogestion.

Les chauffeurs ont repris le travail cette semaine. Ils ont obtenu la réunion d’urgence du CPPT. Dans un communiqué, le Collectif souligne : « Les agents de conduite ont repris le travail, toujours avec la boule au ventre, mais avec le sentiment d’avoir enfin été entendus. L’organisation d’une réunion du CPPT dans les plus brefs délais, c’est une première reconnaissance que l’exercice de leur droit de retrait était justifié, que des mesures de sécurité peuvent, doivent et vont encore être prises ».

On ne sait pas si ce premier usage massif du droit de retrait fera jurisprudence devant les tribunaux. En revanche, il constitue sans aucun doute un précédent social et politique d’envergure pour le mouvement syndical à la STIB et pour le mouvement ouvrier tout entier.