Certaines des idées et des pratiques du courant « opéraïste » italien refont surface aujourd’hui sur le terrain syndical au sein de groupes anarchistes et staliniens. Alessandro Giardiello, de la section italienne de la TMI (Sinistra Classe Rivoluzione), nous explique l’origine, les idées et l’impact du courant opéraïste dans les années 60 et 70.

Qu'est-ce que l'operaïsme?

L’ opéraïsme (ou ouvrièrisme) est un courant politique et philosophique de caractère idéaliste développé en Italie au début des années 60. Il est le fruit de la pensée de quelques intellectuels venant de la gauche socialiste et communiste mais aussi du monde catholique, qui était en grande effervescence à cette époque.

Les bases théoriques du mouvement seront élaborées dans la revue Classe Operaia (Classe ouvrière) , fondée par Mario Tronti[1], Toni Negri et d'autres en janvier 1964 et réunies dans le livre Operai e Capitale (Ouvriers et Capital) publié en 1966 par Tronti lui-même. Les caractéristiques de ce mouvement au cours des premières années peuvent être résumées comme suit :

    1) Le rejet de la dialectique matérialiste et une lecture sociologique de la réalité à travers une approche typiquement idéaliste.
    2) L'exaltation du spontanéisme ouvrier et la conception de l'organisation politique selon le modèle des collectifs ouvriers, par conséquent le rejet total de la conception léniniste du parti.
    3) La prétention de déduire le capital de la classe ouvrière et de la composition de la classe comme Hegel a déduit la réalité matérielle au départ de l'"Idée". Selon les ‘operaïstes’, c'est le conflit ouvrier qui génère  les crises et les contradictions du capitalisme et non l'inverse comme l'avaient expliqué Marx et Engels. Dans leur lecture, le facteur subjectif l'emportera sur le facteur objectif jusqu'à ce qu'il soit complètement annulé. Tout a été ramené à la volonté de la classe ouvrière d'imposer ses propres choix, en perdant de vue les aspects structurels typiques du capitalisme.
4 ) l’annulation de la théorie de la valeur de Marx par une relecture partisane de la Grundrisse, qui en fait était en contradiction avec Capital et d'autres textes fondamentaux de Marx et Engels. Dans mon texte "L’opéraïsme: la défaite d'une utopie mortelle", j'ai essayé de démontrer en quoi il s’agissait d’une opération frauduleuse et totalement dénuée du moindre scrupule scientifique.

5) La récupération de nombreuses idées et conceptions des socialistes utopiques, en particulier les thèses individualistes et anarchistes de Max Stirner, Sorel et Bakunin.

Quand, comment et pourquoi est né ce courant en Italie ?

La revue Classe Operaia nait d’une scission des Quaderni Rossi (Cahiers rouges), la revue d’Antonio Panzieri, dirigeant historique de la gauche socialiste italienne qui était à la recherche d’une alternative au Stalinisme. L’apparition de ce courant se fait dans le contexte des grandes luttes ouvrières du début des années 60. La révolte des "garçons à chemises rayées" de 1960, la révolte de Piazza Statuto[2] de 1962 et en général une reprise impétueuse du mouvement de la classe ouvrière après le reflux des années 1950. La politique de Togliatti (secrétaire du PCI) n'a pas pu répondre aux questions posées par une jeune classe ouvrière née dans le boom des années 60 et qui s'est rebellée contre les horribles conditions d'exploitation, qu’elle vivait à l'intérieur et à l'extérieur de l'usine.

La prolétarisation massive de millions de jeunes venant de la campagne du sud de l’Italie et leur concentration dans les grandes villes industrielles du Nord sont à la base de grands conflits, hors du contrôle de la bureaucratie réformiste et stalinienne (du PCI, du PSI et des syndicats).

La ligne réformiste du PCI, basée sur l’amélioration lente et graduelle des conditions de vie et de travail des ouvriers n’était plus acceptée par ces jeunes ouvriers, qui demandaient ‘tout, tout de suite’, comme l’illustre bien un slogan de ces années.

Les longues négociations pour obtenir de petits avantages salariaux ou la concession du travail à la pièce, qui caractérisaient la ligne syndicale durant ces années, ont été fermement rejetées.

Cette nouvelle classe ouvrière combative et ouvert aux luttes radicales et explosives a frappé l'imagination d'un groupe d'intellectuels qui lui ont attribué des «pouvoirs absolus».

En un mot, ils ont transformé la classe ouvrière en une "superpuissance politique" capable, sans parti, de tout déterminer: les choix du capital, et même ceux des gouvernements et de l'appareil d'État, et en plus sans avoir à prendre le pouvoir.

Selon les « operaistes », la classe ouvrière était déjà une classe dominante au sein du système capitaliste. Il est facile de comprendre sur cette base comment cette conception formellement ultra-révolutionnaire pouvait facilement être conciliée avec les pires positions réformistes, comme cela s'est effectivement produit dans les années à venir, dès que la pression du mouvement de masse a diminué.

Qui a alors soutenu l’opéraïsme, quel était son impact sur les luttes des années 60 et 70?

De nombreux groupes politiques d'extrême gauche qui se sont formés entre 68 et 69 ont été influencés par les idées opéraïstes. Non seulement Potere Operaio[3], le groupe fondé par Toni Negri, mais aussi Lotta Continua[4], Avanguardia Operaia et d'autres plus petits groupes.

L'impact de ces idées était néfaste. Sur le plan pratique, les concepts théoriques de Tronti et Negri ont été traduits en action directe, l'idée que les travailleurs n'avaient pas besoin de syndicats ni de délégués d'usine. Selon les groupes opéraïstes, les bureaucraties syndicales était irrémédiablement dépassées par la lutte des travailleurs. Cette sous-estimation de la résilience des bureaucraties syndicales a été fatale au mouvement ouvrier.

Les dirigeants de la CGIL ont abandonné les pratiques les plus compromettantes avec les employeurs et ont lancé la mobilisation, dissous les anciennes commissions internes bureaucratiques et transformé les délégués et les comités d'entreprise, qui étaient élus par tous les travailleurs (membres et non-membres) dans les sections de base du syndicat. La bureaucratie a ainsi réussi à "chevaucher le tigre" et à reprendre le contrôle du mouvement, qui pendant une très courte période avait été influencé par les positions des opéraïstes, notamment chez Fiat Mirafiori à Turin. Comme l'a reconnu l’ancien secrétaire de la Fiom à Turin, Sergio Garavini[5], Lotta Continua a réussi à diriger les travailleurs de Mirafiori pendant six semaines, mais sa position de rejet du délégué élu des travailleurs lui a fait tout perdre en peu de temps et a permis à la bureaucratie réformiste de reprendre le contrôle du mouvement.

Comment fut acceuilli l’operaïsme par les autres courants du mouvement ouvrier ?

L’ opéraïsme (ouvriérisme) n'a jamais été vraiment combattu par les bureaucraties des partis socialistes et communistes, au contraire, il était plutôt toléré, sauf dans les très rares occasions où il entrait en conflit avec la bureaucratie syndicale. Alors que la lutte contre le trotskysme était inexorable de la part des staliniens, la lutte contre l'ouvriérisme ne s'est développée de manière systématique que lorsque le courant de Negri a embrassé la thèse de la lutte armée et du soutien substantiel de Brigades Rouges et du terrorisme individuel. Au contraire, le courant de Tronti a été accueilli à bras ouverts par le PCI lorsqu'il a porté les conceptions théoriques ci-dessus à leurs conséquences extrêmes. Tronti a théorisé que l'erreur de Bernstein et de la social-démocratie n'était pas de penser que la machine de l’état capitaliste pouvait être utilisée, mais d'être subordonné à l'initiative du capital. Par conséquent, avec une approche "non-subalterne", il est possible d'utiliser l'Etat bourgeois pour mener une politique en faveur des travailleurs. D'un trait de plume, Tronti efface ce que Lénine avait écrit dans État et Révolution et, avec sa nouvellei-Ét théorie de "l'autonomie du politique", il fait siennes les thèses du compromis historique d'Enrico Berlinguer et offre une justification théorique de gauche à un appareil bureaucratique qui souhaite se libérer des contraintes du marxisme et du matérialisme dialectique. Ce n'est pas par hasard que le PCI a confié à Tronti la responsabilité de la section culturelle du parti.

Quelle est notre critique de l’opéraïsme ? Que proposons-nous face aux conceptions tactiques et stratégies de l’opéraïsme ?

La principale critique que nous faisons à l'opéraïsme est qu'il ne comprend pas le rôle que joue l'État dans la société capitaliste. Les travailleurs ne voient pas la nécessité d'abattre "ce corps d'hommes armés qui défendent la propriété privée" et de le remplacer par un État (ou semi-état, comme le disait Lénine) ouvrier. Ne comprenant pas cela, les ouvriéristes pensent que la volonté des travailleurs peut forcer, par la lutte, les choix du capital et qu'il n'y a donc pas besoin de révolution. D'où l'incompréhension du caractère indispensable du parti révolutionnaire, non seulement comme instrument de transformation sociale, mais de tout conflit de classe qui a un caractère politique et pas seulement économique..

Lorsque ces thèses s'avèrent être un échec dans les années 1970 et que l'opéraïsme perd rapidement la sympathie qu'il avait initialement recueillie parmi les travailleurs et les jeunes, alors, comme effet de la frustration, il y aura d'une part le tournant vers le terrorisme et la lutte armée (cela va arriver au groupe de Toni Negri) et d'autre part le tournant vers la droite de Tronti et la réconciliation avec l'appareil bureaucratique du PCI. Ce sont les deux faces d'une même pièce. Notre ligne consiste essentiellement à gagner la majorité du prolétariat à une politique révolutionnaire, par la définition d'un programme de transition du capitalisme au socialisme. Cette transition implique nécessairement une rupture révolutionnaire et la conquête du pouvoir par le prolétariat. Contrairement à Negri, nous ne nions pas la nécessité pour les travailleurs de prendre le pouvoir par la voie révolutionnaire. Nous ne nions pas non plus le rôle des États et de l'impérialisme. Non seulement nous ne nions pas leur existence, mais nous nous préparons à les combattre et à les renverser par la formation d'un parti adapté à cet effet. Ce sont les divergences stratégiques fondamentales qui ont toujours séparé les camps réformiste et révolutionnaire.

Que reste-t-il de ce courant aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a encore des secteurs qui se tournent vers l’opéraïsme et quels sont nos rapports avec eux ?

Au cours du flux et du reflux des luttes ouvrières, l'ouvriérisme a abandonné la classe ouvrière pour partir à la recherche de "nouveaux sujets révolutionnaires", les soi-disant figures hégémoniques. Ils ont commencé par dire que le capital n'était plus valorisé dans l'usine et que ce n'était plus là que la plus-value était extraite. Du travailleur industriel, ils sont passés au "prolétariat social", puis au travailleur des services publics, à la sous-classe urbaine, à la première génération de travailleurs indépendants, à la deuxième génération de travailleurs indépendants, puis aux travailleurs de l'information et de la « connaissance ». Ils ont développé la thèse du « capitalisme cognitif », selon laquelle la plus-value n'est plus extraite de la production, mais « de la dématérialisation des processus de production, de la délocalisation des entreprises, de l'introduction de systèmes modulaires ou en réseau ». À la fin des années ‘90, Toni Negri parlait même de « léninisme entrepreneurial », en évoquant ses camarades de la Silicon Valley qui « refusent de travailler et commencent à devenir des entrepreneurs de logiciels ». Selon ces thèses, le chômage de masse n'est pas le résultat de la crise du capitalisme mais « d'un exode volontaire des masses qui rejettent désormais le travail salarié ». Face à ces positions dégénérées, il existe un secteur de la composante ouvriériste qui tente de revenir aux positions des années ‘60, sans remettre en question les racines théoriques de l'ouvriérisme et sans comprendre que le Toni Negri d'aujourd'hui est l'évolution logique du Toni Negri des années ‘60. Tout comme il n'est pas surprenant que Mario Tronti (d'abord député, maintenant sénateur, du parti démocrate) ait voté pour le « Jobs act », l'une des pires attaques de ces dernières années contre les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière.

Il est évident que si l'on part d'une vision métaphysique de la classe ouvrière, vue comme une superpuissance politique à laquelle rien n'est interdit, dès que la réalité s'impose, on finit par tourner en sens inverse, niant tout rôle à la classe ouvrière et même son droit d'exister en tant que telle. Une triste parabole que celle de l'ouvriérisme italien qui, s'il démontre quelque chose, c'est précisément l'importance fondamentale de la théorie. Chaque erreur théorique peut être payée cher au niveau du conflit social et c'est pourquoi le niveau de controverse avec les conceptions ouvriéristes et de post-ouvriéristes (comme les « disobbedienti », les désobéissants) (6) doit rester élevé étant donné l'influence qu'elles ont eu dans le mouvement no-global à Gênes, et que bien que dans des formes réduites continuent à avoir dans certains secteurs de jeunes radicalisés, malgré la crise de 2008 a souligné encore plus les limites de ces idées. Nous savons par expérience que les polémiques des marxistes jouent un rôle décisif pour éviter que des idées dépassées ne réapparaissent dans les futurs mouvements de masse qui exploseront inévitablement en Italie et dans le reste de l'Europe.

[1] Militant du Parti communiste italien durant les années 1950, il fut, avec Raniero Panzieri, parmi les fondateurs de la revue Quaderni Rossi.Membre du Parti démocratique depuis 2007.

[2] La révolte de la Pizza Statuto (une des principales places de Tornino) se déroule du 7 au 9 juillet 1962 et se situe dans une période de forte tension syndicale. Début juillet, la Fiom, la Fim et l'Uilm (les principales fédérations syndicales de la métallurgie) ont appelé à une grève de trois jours à partir du 7 juillet. Cependant, le 5 juillet, la UIL signe un accord séparé avec Fiat et retire son soutien. Le matin du 7 juillet, la grève et le piquetage concernent les grandes entreprises industrielles de Turin (dont la FIAT). Dès le début de l'après-midi, quelques centaines de travailleurs se concentrent sur la Piazza Statuto qui entoure le siège de la UIL. La tension monte et malgré les tentatives de médiation des dirigeants de la CGIL et de la CISL, tout au long de l'après-midi et de la soirée, de violents affrontements ont lieu entre les manifestants et les forces de police. Le bilan des trois jours d'affrontements est de 1215 personnes arrêtées, 90 arrêtées et mises en détention préventive, une centaine de personnes déclarées en fuite, plusieurs centaines de blessés parmi les policiers et les manifestants. Dans les premiers jours d'août, la FIAT licencie 88 travailleurs impliqués dans les manifestations.

[3] Mouvement fondé sur la base des collectifs autonomes de travailleurs, tels que les Comités Unitaires de Base (CUB), nés comme une alternative et en opposition aux syndicats traditionnels. Au congrès de 1971, Potere Operaio se définit comme « parti de l’insurrection » et appelle ouvertement à lancer à terme une lutte armée.

[4] Une des plus importantes organisations de la « gauche extraparlementaire » italienne de la fin des années 1960, née comme une scission maoïste de PO. Après l'attaque (d'origine fasciste) de Piazza Fontana, le groupe a théorisé la perspective d'un coup d'État militaire sur l'exemple des colonels grecs. C'est pourquoi la LC va se tourner vers le travail clandestin et le soutien direct à la lutte armée.

[5] Après le congrès de dissolution du PCI, Garvini sera parmi les fondateurs du Parti de la Refondation Communiste (PRC).

6) Un mouvement de la gauche extra-parlementaire italienne, actif de 2001 à 2004. Le mouvement tire son nom de la pratique de la désobéissance civile. Le Laboratoire de désobéissance sociale a été fondé dans le cadre du « Genova Social Forum », à l'occasion du G8 de Gênes en 2001. Le mouvement comprenait plusieurs tendances : les « Tute bianche » (les tuniques blanches, un courant altermondialiste inspiré des idées anarcho-zapatistes), plusieurs centres sociaux occupés et autogérés du Nord au Sud du pays, et de nombreux militants des « Giovani comunisti/e » (Jeunes communistes, l'organisation de la jeunesse du Parti de la Refondation Communiste).