Le 6 octobre, Donald Trump annonçait qu’il s’était entendu avec le président turc, Recep Tayyib Erdogan, pour que les Etats-Unis retirent leurs troupes du Kurdistan syrien. C’était, de facto, un feu vert à une offensive militaire turque dans cette région. Elle a commencé dès le 9 octobre.

Les forces kurdes des YPG, qui tenaient la zone, sont en mauvaise posture face à la puissante offensive turque. Comme lors de l’invasion d’Afrin l’an dernier, une défaite kurde serait synonyme de massacres sans nom. Les mercenaires islamistes qui servent de troupes de choc à Erdogan prendraient leur revanche, après avoir été chassés de la région. Cela a déjà commencé.

Que veut Erdogan ?

Erdogan veut créer un soi-disant « corridor de paix » de 50 kilomètres de profondeur (ou plus) sur toute la longueur de la frontière turco-syrienne. Cette zone, habitée par des centaines de milliers de Kurdes, passerait alors sous le contrôle des milices mercenaires de « l’Armée nationale syrienne », composées d’islamistes de l’ancienne « Armée syrienne libre ». Il s’agirait aussi d’y déporter près de deux millions de réfugiés syriens vivant – ou plutôt survivant – en Turquie. En remodelant ainsi la carte ethnique de la région, Erdogan veut créer un Etat-tampon arabe, qui lui serait entièrement soumis.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, en 2003, Erdogan avait pourtant commencé par une politique « d’ouverture » à l’égard des Kurdes de Turquie. Il s’agissait pour lui de s’appuyer sur les Kurdes pour lutter contre la vieille bourgeoisie kémaliste. Mais tout a changé avec l’entrée au Parlement du Parti Démocratique des Peuples (HDP), en 2015. Lié au PKK, ce parti de gauche était un point de référence pour la lutte des classes montante, en Turquie.

Dans le même temps, le parti-frère du PKK en Syrie, le PYD, et ses milices des YPG, prenaient le contrôle de ce qui est aujourd’hui devenu le Rojava, dans le nord-est de la Syrie.  Après l’évacuation de la zone par les troupes de Bachar al-Assad, les YPG en avaient expulsé les milices islamistes soutenues par Erdogan, et ce territoire était devenu un relatif havre d’émancipation, comparé à la barbarie qui se répandait dans toute la région. Cela eut naturellement un impact énorme auprès des Kurdes de Turquie, au grand dam d’Erdogan.

Le mouvement national kurde est donc devenu pour le régime réactionnaire d’Erdogan une menace, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de la Turquie. Et ce d’autant plus que sa popularité n’& cessé de décliner, comme l’ont bien montré les dernières élections municipales : son parti a subi sa plus grosse défaite en 20 ans. Il a perdu à la fois Ankara et Istanbul. Son régime est donc de plus en plus dépendant du nationalisme turc pour se maintenir au pouvoir. Mais cette stratégie est dangereuse, car elle le force à prendre de plus en plus de risques, et peut très bien se retourner contre lui, comme lors de ses précédentes opérations militaires à l’étranger (toutes conclues par de coûteuses défaites).

Trump et la crise de l’impérialisme américain

Depuis l’annonce du retrait des troupes américaines dans le nord-est de la Syrie, Donald Trump a fait toute une série de déclarations contradictoires et embrouillées : des menaces tonitruantes contre le régime turc, reproches absurdes aux Kurdes, de brumeuses considérations géographiques, etc. Abstraction faite de l’état psychologique du Président des Etats-Unis, ces déclarations reflètent les divisions profondes qui existent dans la bourgeoisie et l’appareil d’Etat américain. Trump est pris dans l’étau de ces divisions, qui ne sont pas nouvelles, et découlent des contradictions dans lesquelles l’impérialisme américain s’est plongé à force d’interventions catastrophiques au Moyen-Orient.

En soutenant les milices islamistes face à Bachar al-Assad, la CIA espérait renverser un régime proche de la Russie et, au passage, faire dérailler la vague des révolutions arabes de 2011. Mais cela a débouché sur le développement de l’Etat Islamique (Daesh). Faute de troupes au sol pour combattre Daesh, les Etats-Unis ont été obligés de s’appuyer d’abord sur l’Iran, au grand dam de l’Arabie Saoudite, puis sur les Kurdes, au grand dam d’Erdogan.

L’intervention russe de 2015 a sauvé le régime de Bachar al-Assad et a placé les Etats-Unis face au choix suivant : soit ils restaient en Syrie (en s’appuyant sur les Kurdes) au risque de pousser Erdogan dans les bras de la Russie ; soit ils s’en retiraient, au risque de renforcer l’Iran et la Russie – et de mécontenter Israël et l’Arabie Saoudite, deux alliés majeurs des Etats-Unis dans la région. Aucune décision n’était bonne du point de vue des intérêts de l’impérialisme américain. Mais le statu quo ne pouvait pas durer.

Pour Trump, il s’agissait de mettre fin aux coûteuses aventures guerrières à l’étranger (comme il l’avait promis pendant sa campagne électorale de 2016) et de favoriser ainsi sa campagne pour sa réélection en 2020 (« j’ai tenu mes promesses »). Il a donc tranché le nœud gordien et s’est attiré l’hostilité du Pentagone, mais aussi de ténors du Parti Démocrate et du Parti Républicain (Marco Rubio, Lindsey Graham, etc.). Pour ces « faucons », le retrait des troupes américaines de Syrie est à la fois la reconnaissance d’une défaite face à la Russie et un signal de faiblesse envoyé à tous les alliés des Etats-Unis : plus question de compter sur Washington, désormais ! Et ils ont raison. Mais cette situation n’est pas la seule faute de Trump : elle montre que l’impérialisme américain est plus faible qu’auparavant – et ne peut plus intervenir à l’étranger pour y renverser des régimes selon son bon plaisir.

L’hypocrisie des impérialistes

Les condamnations du retrait américain par les dirigeants européens sont l’occasion d’un festival d’hypocrisie. Tous disent s’inquiéter du sort des Kurdes de Syrie. Mais il y a peu, le PYD était considéré par ces mêmes dirigeants comme une organisation « terroriste », et son parti frère en Turquie, le PKK, est toujours sur la liste des organisations considérées par l’UE comme terroristes ! Donald Trump a fait remarquer que si Paris ou Berlin voulait vraiment aider les Kurdes, rien ne les empêchait d’envoyer leurs armées prendre la place des forces américaines dans la région. Un choix que ni Macron, ni Merkel ne peuvent faire, car outre le caractère périlleux d’une telle opération militaire, ils ne veulent pas courir le risque d’un grave conflit avec le régime d’Erdogan.

En 2015, l’UE a conclu l’infâme accord suivant avec le régime turc : celui-ci s’engage (contre des milliards d’euros) à retenir sur son territoire tous les réfugiés qui tentent de gagner l’Europe pour fuir les guerres et la misère (provoquées, notamment, par les impérialistes européens). Et désormais, Erdogan menace l’UE d’ouvrir la porte de l’Europe à tous ces réfugiés.

Par ailleurs, la Turquie est un partenaire commercial de premier plan pour les pays européens – et pas seulement pour leurs industries d’armement. Une brouille entre Bruxelles, Paris, ou Berlin d’une part, et Ankara d’autre part, risquerait de précipiter une nouvelle crise de l’UE. Pour toutes ces raisons, Macron et Merkel verseront des tonnes de larmes de crocodile, mais ne feront rien concret pour aider les Kurdes.

Le fardeau du peuple Kurde

Les intérêts des classes dirigeantes, de quelque nationalité qu’elles soient, sont diamétralement opposés à aux intérêts des pauvres et des opprimés. Après avoir été utilisés pour vaincre Daesh, les Kurdes sont abandonnés, une fois de plus. Les Etats-Unis, l’UE, la Russie, l’Iran, le régime d’Assad, et même Erdogan, tous ont, par le passé, promis une forme de soutien aux Kurdes. Mais tous les ont trahis dès que cela servait leurs intérêts. C’est une leçon que les masses kurdes sont en train d’apprendre, à nouveau, de la façon la plus dure qui soit. Mais cela montre aussi que ce serait une erreur, pour les dirigeants kurdes, de continuer sur la voie des alliances avec telle ou telle puissance impérialiste.

Depuis le début de l’offensive d’Erdogan, les dirigeants kurdes sont allés partout : à Paris et Bruxelles (où rien de bon ne peut venir), à Washington (idem), à Damas et à Moscou. Assad et Poutine seraient très heureux de venir en aide aux Kurdes… à condition que ceux-ci désarment leurs milices, dissolvent toutes leurs structures politiques et autorisent le régime de Damas à reprendre le contrôle de leurs territoires. Cela reviendrait, pour les Kurdes, à capituler complètement.

Ce n’est pas la première fois que les Kurdes sont ainsi lâchés par leurs « protecteurs » impérialistes. Il y a moins de deux ans, l’armée turque s’est lancée à l’assaut du canton d’Afrin, tenu par les YPG. Le Pentagone, Paris, Londres, Berlin avaient émis des réserves « humanitaires », mais avaient néanmoins apporté leur soutien à Erdogan et à ses massacreurs islamistes. Les Russes, eux, avaient d’abord ouvert l’espace aérien syrien aux bombardiers turcs, avant de « s’interposer » en échange de la soumission complète des Kurdes de la région à Assad. Les combattants des YPG, après une résistance héroïque, avaient donc été contraints à la capitulation face à un autre ennemi. La seule solution aurait été de mener une véritable guerre révolutionnaire, d’en appeler aux masses turques et d’essayer de briser l’armée d’Erdogan suivant une ligne de classe. Au lieu de cela, les dirigeants du PKK et du PYD ont continué à s’appuyer sur des soi-disant « protecteurs », et sont allés de compromission en compromission, pour leur plaire.

« Manœuvres tactiques » ou impasse ?

En Irak, alors que des centaines de milliers de jeunes kurdes cherchaient une direction révolutionnaire dans le PKK et l’exemple du Rojava, les dirigeants du PKK ont passé un accord de facto avec l’Iran, abandonnant les travailleurs kurdes de la région. En Turquie, alors qu’Erdogan menait une guerre brutale contre l’insurrection des villes kurdes en 2015, le PKK et le PYD ont refusé d’armer la population ou même d’appeler à une grève générale. Le HDP tenait pourtant de nombreuses agglomérations et aurait pu gagner à lui une bonne partie des masses turques contre la politique réactionnaire, anti-sociale, d’Erdogan. Mais la direction du PKK craignait que cela ne déplaise à ses alliés américains ; elle a donc abandonné les Kurdes de Turquie face à l’offensive turque. En Syrie même, le PYD s’est fait le complice des manœuvres impérialistes dans la région : des bombardiers israéliens ont ainsi pu utiliser des bases kurdes pour frapper, cet été, des positions iraniennes en Irak.

A son apogée, le PKK contrôlait un immense territoire, presque ininterrompu, d’Afrin au Nord de l’Irak en passant par le Kurdistan turc. Cela aurait pu servir de base à une mobilisation révolutionnaire de libération, d’abord pour les Kurdes, mais aussi pour tous les peuples opprimés de la région. Mais les dirigeants du PKK ont sacrifié cette perspective. Sous prétexte de défendre leur « autonomie » dans le cadre du système capitaliste, ils se sont placés sous perfusion impérialiste, et ont affaibli la lutte révolutionnaire au lieu de la renforcer.

Cette politique continue aujourd’hui. Ces derniers jours, les dirigeants kurdes ont d’abord signé un accord avec Damas, répétant les termes de leur capitulation à Afrin, en 2018 : leur désarmement, la dissolution de leurs structures politiques et leur soumission à Bachar al-Assad. Effrayé par la perspective que cela n’offre une victoire sans coup férir à Moscou et Damas, les diplomates américains se sont précipités à Ankara pour arracher à Erdogan un cessez-le-feu de « compromis ». Celui-ci a accepté facilement. L’accord en question lui donne tout ce qu’il demande : les YPG doivent reculer de dizaines de kilomètres, remettre leurs armes lourdes aux Américains et abandonner les populations locales aux soins de milices d’égorgeurs soutenues par l’armée turque. En échange, celle-ci s’abstiendra de toute nouvelle opération offensive… pendant cinq jours !

Pour une guerre révolutionnaire contre l’agression d’Erdogan !

Les Kurdes se retrouvent donc à nouveau face à une tragédie prévisible. La seule façon de l’éviter n’est pas de tenir des conférences de presse aux portes du Parlement européen, mais de revenir à une politique révolutionnaire et d’en appeler à la solidarité des travailleurs de la région et du monde. Un appel à la grève générale devrait être lancé immédiatement dans les zones Kurdes de Turquie. Des comités d’auto-défense populaires doivent être constitués et armés.  La lutte doit être portée en Turquie même, mais sur une base de classe et de masse, et non par des attentats isolés qui ne servent que renforcer le pouvoir d’Erdogan.

Les kurdes doivent rompre publiquement avec l’impérialisme américain, qui est détesté – à juste – titre dans toute la région. Ils doivent appeler les syndicats et les organisations ouvrières de Turquie à rejoindre leur grève et leur lutte contre la guerre, mais aussi contre le régime de misère d’Erdogan. Un tel appel aurait forcément un impact en Turquie, où le niveau de vie ne cesse de chuter. Il leur faut aussi diriger leur propagande révolutionnaire vers les soldats turcs. Il est clair qu’Erdogan a peur d’engager directement son armée au combat (il utilise des mercenaires islamistes), car il sait que la colère qu’il suscite dans la société turque se reflète aussi dans l’armée. Si celle-ci était confrontée à une lutte révolutionnaire de masse en Syrie et en Turquie, les conditions seraient réunies pour des mutineries révolutionnaires dans l’armée  turque.

Cette même politique doit aussi être dirigée vers les autres pays de la région, où un appel à une lutte commune contre les régimes corrompus trouverait un écho. En Irak, ces dernières semaines ont vu des manifestations de masse contre le régime. En Iran, la population est de plus en plus hostile au régime des Ayatollah. Les grèves de dockers contre les envois d’armes en Arabie saoudite ont montré que le potentiel pour des actions de solidarité existe aussi en Occident. Les syndicats et les partis ouvriers doivent y organiser immédiatement la lutte contre l’envoi d’armes et de ressources à la machine de guerre d’Erdogan.

Ces méthodes peuvent sembler utopiques, mais ce sont elles qui ont assuré les premiers succès du Rojava en 2012-2013. Les Kurdes n’ont alors pas gagné le soutien des habitants de la région parce qu’ils étaient soutenus par Washington ou Moscou, mais parce qu’ils luttaient pour un programme de libération nationale et sociale. Cela leur a permis de gagner une base de support qui dépassait largement les seules zones kurdes.

Ce n’est que par ces méthodes que la défaite peut être évitée. Toute nouvelle compromission avec les impérialistes ne peut que garantir une déroute. Les masses kurdes ont montré à de nombreuses reprises qu’elles sont prêtes à lutter jusqu’au bout. Il est temps de diriger cette lutte contre les régimes capitalistes qui les oppriment depuis plus d’un siècle.

  • A bas la guerre d’agression turque contre le Rojava !
  • A bas les impérialistes, complices de ce massacre !
  • Pour la solidarité ouvrière internationale ! Pour les grèves et le boycott des cargaisons d’armes !
  • Transformons la défense contre l’impérialisme en guerre de libération révolutionnaire !
  • Pour un Kurdistan socialiste au sein d’une Fédération Socialiste du Moyen-Orient !

Notre revue

 
 

 Bon lay out à retravailler

Facebook